Série littéraire
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C’est au cours d’un voyage au volant d’une vieille voiture que Nicolas Bouvier a développé, entre 1953 et 1957, son nouvel «usage du monde», toujours aussi fascinant aujourd’hui.
Deux Suisses peuvent être associés à cette poésie de la mécanique qu’incarne la Topolino, petite voiture fabriquée par Fiat entre 1936 et 1955. Il s’agit, d’une part, de Gottlieb Duttweiler (1888–1962), le fondateur de Migros, qui parvenait à caser avec une inexplicable agilité sa silhouette massive dans le minuscule véhicule aujourd’hui exposé au Musée des transports à Lucerne, et d’autre part de Nicolas Bouvier, né le 6 mars 1929 au Grand-Lancy, près de Genève, et décédé le 17 février 1998 dans la cité de Calvin. C’est en effet au volant de sa Topolino qu’il part pour l’Asie à l’été 1953 avec un ami, le peintre Thierry Vernet, dans le but de découvrir le monde avec un état d’esprit tout à fait nouveau, curieux et ouvert, prêt à toutes les aventures, mais aussi empreint de philosophie et de souci de l’environnement.
Ne rien faire est l’activité préférée des deux jeunes hommes. Ils ont deux ans devant eux et de l’argent pour quatre mois, et ils projettent de se rendre en Turquie, en Iran, en Inde et au Japon pour y arpenter des déserts, des cols, des villes, des marchés et la nature dans toute sa sauvagerie. Nicolas Bouvier a déjà voyagé en Laponie, en Afrique du Nord et dans les Balkans. À présent, cependant, il s’avance vers l’inconnu, avec un nouveau regard et une attention portée aux gens et aux choses qui n’appartiennent qu’à lui.
La première partie du périple, de Belgrade à Kaboul, Nicolas Bouvier la décrira dans son livre «L’Usage du monde» en 1963. Les deux amis ont financé leur voyage avec la vente des toiles de Thierry Vernet et les articles que Nicolas Bouvier a écrits pour des journaux. C’est la première fois, dans cet ouvrage, qu’émerge l’inimitable manière d’aborder le récit de voyage de l’écrivain. Unique par le ton, le choix des mots, le rythme, il pénètre véritablement au cœur des choses, des lieux, des personnes qu’il décrit, toujours soucieux de faire preuve d’humanisme dans un monde inhumain en soi. Son récit reflète non seulement les pays étrangers qu’il visite, mais aussi le monde intérieur de l’observateur, qui se caractérise par ses qualités d’âme subtiles et ses vastes connaissances.
Après un an et demi, les deux amis se séparent et Nicolas Bouvier traverse l’Inde seul pour gagner la Chine puis Ceylan, l’actuel Sri Lanka, où il séjourne pendant neuf mois. Dans «Le Poisson-scorpion», en 1982, il décrira comment il s’est trouvé affaibli par le climat humide et chaud du pays, mais aussi comment ses sens se sont affûtés pour percevoir les aspects fascinants et effrayants de l’île, dont il tente de saisir le monde des ombres et des insectes. Il quitte Ceylan en octobre 1955 et s’embarque sur un vapeur français pour le Japon, où il reste un an et récolte la matière qu’il restituera en 1970 dans sa «Chronique japonaise».
De retour en Europe et marié depuis 1958 à la fille d’un conseiller fédéral, Eliane Petitpierre, bientôt père de deux enfants, il met plusieurs années pour transcrire en littérature les fruits de ce voyage de quatre ans. C’est alors que l’écrivain, soucieux du choix de chaque mot et avide de précision, connaît une crise existentielle qu’il racontera en 1982 dans son unique recueil de poésie, «Le Dehors et le Dedans», et qui le plonge dans le désespoir et l’alcoolisme. Il parvient toutefois à surmonter cet abîme en rappelant à sa mémoire les moments passés vécus loin de son pays, et devient alors, par son approche si particulière des univers lointains, un interprète de l’existence sur lequel beaucoup s’appuieront et une source d’inspiration inimitable pour quiconque aime voyager.
À partir de 1963, livre après livre, il égrènera les souvenirs de son grand voyage réalisé entre 1953 et 1957, mais livrera aussi des récits de ses séjours ultérieurs au Japon, en Corée et en Chine, sans oublier l’impressionnante description de son voyage sur les îles irlandaises d’Aran. Nicolas Bouvier, qui invitait à goûter la douceur de la vie «comme s’il fallait mourir demain», n’a pas cessé, même après sa mort en 1998, d’inciter les lecteurs à partir à la découverte du monde avec un regard ouvert et curieux et à aborder l’inconnu avec bienveillance et respect. Traduits dans une multitude de langues, ses livres – surtout à l’époque du tourisme de masse – n’ont rien perdu de leur magie.
Les livres de Nicolas Bouvier sont disponibles dans de nombreuses éditions en français, en allemand et en anglais.
«On ne voyage pas pour se garnir d’exotisme et d’anecdotes comme un sapin de Noël, mais pour que la route vous plume, vous rince, vous essore, vous rende comme ces serviettes élimées par les lessives qu’on vous tend avec un éclat de savon dans les bordels.»
(Nicolas Bouvier, «Le Poisson-scorpion», Éditions Gallimard, Paris 1996)
Commentaires
Commentaires :
A relire en effet et merci pour ce bel article.
Un écrivain qu´on a envie de lire. Pouvez-vous nous donner les adresses oú on peut se procurer ces livres ?
Bonjour, Vous pouvez trouver ses livres, et en particulier le merveilleux "Usage du monde", ou le commander dans n'importe quelle librairie francophone, de Suisse ou de France. Ou bien le recevoir à Bogota, grâce à internet, je suppose.
J'ai eu moi-même l'occasion de voyager de France jusqu'en Chine à pied et de publier un récit de voyage accompagné de photographies, et Nicolas Bouvier, restera pour moi un maître a jamais inégalable. Ses descriptions de personnes et de lieux, son choix minutieux des adjectifs, ses métaphores, ses images qu'il dessine avec des mots, sa philosophie et ses réflexions sur l'existence constituent en tout point un régal.
Et si vous aimez le Japon, après "l'Usage du monde", lisez ses "Chroniques japonaises". Ensuite, vous aurez certainement envie de passer à l'ouvrage suivant. Bonne route !