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Depuis 2022, une cocaïne concentrée et bon marché inonde la Suisse. Une partie de ce produit est vendu sous forme de crack. Des scènes ouvertes de drogue sont apparues dans plusieurs cantons. La ville de Genève est particulièrement touchée.
Trente ans après la fermeture du Platzspitz et du Letten, scènes ouvertes de l’héroïne zurichoises, l’usage de drogues dures en pleine rue revient. «On observe ces scènes dans les grandes villes suisses, mais aussi à Vevey, Bienne, Soleure, Brugg ou encore Coire», observe Frank Zobel, directeur adjoint d’Addiction Suisse. Dans la capitale grisonne, un parc a été investi par des consommateurs. Idem au centre de Zurich, à la Bäckeranlage. À Genève, le quartier de la gare de Cornavin est peuplé de consommateurs de crack. Cette fois, c’est la cocaïne qui est au centre de cette irruption. La poudre blanche inonde les pays européens, supplantant l’héroïne. Elle est proposée à bas prix et sa pureté dépasse parfois les 70%.
«C’est du jamais vu», commente Frank Zobel, qui a rédigé un rapport sur le déferlement de crack à Genève. Fabriqué à base de cocaïne, ce produit est fumé dans une pipe de verre. Son effet est foudroyant. Le reflux des sensations appelle rapidement la prochaine fumette. Cette drogue est consommée en Suisse depuis des années. Mais sa disponibilité a fait un bond. «L’offre a doublé en une année. Elle a créé la demande», résume Nicolas Dietrich, délégué cantonal aux questions liées aux addictions à Fribourg.
«Nous pensions que la situation des scènes ouvertes de crack était étrangère à un pays riche comme la Suisse.»
Expert en matière d’addictions, Vaud
Il s’avère que cette explosion a pris un tour exceptionnel à Genève. Cela, à cause d’un crack vendu prêt à l’emploi par des dealers francophones d’origine africaine venus de France. Les «modous», petit vendeur en wolof, ont mis en place un marché basé sur la vente de petites quantités à de petits prix. Avant, les consommateurs de crack achetaient de la cocaïne dans la rue et du bicarbonate de soude à la Migros, puis ils allaient faire leur cuisine chez eux. Le crack dans sa version discount a accéléré le rythme. Chaque jour, des dizaines de fumeurs s’amassent aux alentours de Quai 9, le local de consommation de drogues de Genève, situé à côté de la gare Cornavin. «Un tiers sont de Genève, un tiers viennent de France, un tiers sont issus de la migration», estime Camille Robert, co-directrice du Groupement romand d’étude des addictions.
En juin, Première ligne, l’association qui gère Quai 9 a fermé ses portes une semaine durant. En cause, les comportements agressifs d’usagers de crack et des bagarres devant ce local. «Des collaborateurs se sont retrouvés au milieu de disputes à l’intérieur des locaux», raconte Thomas Herquel, directeur de l’association. Depuis, la «salle de fume» n’a plus ouvert ses portes aux fumeurs de crack, avec une exception pour les personnes qui viennent dormir au sleep-in de Quai 9, qui comporte douze lits de camp. Cette fermeture a créé un choc, reconnait Pascal Dupont, responsable d’Entracte, une structure d’accueil de jour pour personnes toxicomanes basée à Genève. L’explosion percute les structures spécialisées.
«Le crack, c’est comme une série d’explosions qui se succèdent rapidement. Pour les usagers, issus d’un public vulnérable et déprimé, tout est ramené à l’instant immédiat, il n’y a plus de perspective temporelle», commente Gérald Thévoz, intervenant psychosocial et spécialiste des addictions. Les consommateurs ne s’alimentent plus, ne boivent plus, ne dorment plus. «Les personnes sous influence n’ont plus conscience de leur entourage social», décrit Gérald Thévoz. Leur état effraie les gens et les liens qu’ils ont avec leur entourage se défont.
«Mon premier objectif, c’est de faire en sorte qu’un usager de drogues qui vient à Entracte revienne une deuxième fois», souligne Pascal Dupont. Ce responsable voit des habitués de longue date rompre le contact. Il faut parfois une hospitalisation pour ouvrir une porte de sortie.
Face à cette crise, le Conseil d’État genevois a déclenché un programme de six millions de francs, qui prévoit notamment une hausse de la présence policière. Le local Quai 9 sera agrandi, le personnel renforcé. De nouvelles places d’accueil de nuit seront proposées aux usagers. L’idée est d’offrir des lieux de répit à ces toxicomanes, dont une partie n’a droit à aucune aide sociale. C’est le cas des consommateurs venus de France, mais aussi de personnes vivant sans toit à Genève, parmi lesquelles des hommes et des femmes issus de la migration.
Ailleurs en Suisse, le chemin du crack est celui d’un produit «cuisiné» par l’usager et parfois en partie revendu. «L’hyperdisponibilité de la cocaïne est partout», relève Frank Zobel. «Les scènes varient selon les composantes sociales et géographiques», ajoute Nicolas Cloux, directeur de la fondation d’aide aux personnes toxicomanes le Tremplin, à Fribourg. Dans ce canton, les usagers de psychotropes consomment plus qu’ailleurs des médicaments. «Si le crack préfabriqué arrive chez nous, nous profiterons de l’expérience de Genève», indique Nicolas Dietrich, le délégué fribourgeois aux addictions. Ce canton, qui a déjà observé les prémices de cette drogue, a mis en place un groupe de travail dédié à ce produit.
Le succès du crack en Suisse serait en partie lié à la précarité. «La Suisse se trouve à un point culminant d’une détérioration des conditions sociales et économiques», estime Hervé Durgnat, membre d’une commission cantonale d’experts en matière d’addiction pour le Canton de Vaud. La consommation du crack dans les rues suisses a surpris les professionnels. «Nous pensions que la situation des scènes ouvertes de crack était étrangère à un pays riche comme la Suisse», admet ce spécialiste. Une partie de la population, déjà en contact avec la drogue ou au bénéfice d’un traitement de substitution, est désormais aspirée par cette drogue. «Nous accueillons des gens qui peuvent être proches de la retraite, souvent malades et qui vivent parfois à l’hôtel. Quelles sont leurs perspectives?», se demande Pascal Dupont. À Genève, les travailleurs sociaux de Quai 9 apportent des bouteilles d’eau et à manger à des consommateurs épuisés, trouvés dans la rue. Des lieux d’accueil d’urgence offrent des moments de répit et des institutions accueillent tant bien que mal des usagers de crack, mais les seuils habituels – par exemple la durée minimale du séjour – sont parfois trop élevés pour ces profils instables. «Le politique veut éviter les abcès de fixation, mais il faut aussi réfléchir aux moyens médicaux et psychosociaux d’accompagner ces personnes», souligne Gérald Thévoz. Ce spécialiste évoque un traitement qui serait basé sur la prescription médicale d’héroïne. Et en effet, les autorités de Zurich, Berne et Lausanne étudient la piste d’une vente régulée de la cocaïne.
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