- En profondeur
Un conflit définitivement résolu?
Le vote sur le passage de Moutier du canton de Berne au canton du Jura a mis un terme à un conflit territorial très ancien et tenace. C’est du moins ce que l’on espère.
C’est ce qui a mis le feu aux poudres: la tête d’un tunnelier perçant près de Moutier une zone géologique délicate. Ce n’est que deux ans plus tard, en 2005, que l’obstacle est surmonté au prix de gros efforts. Montant des coûts supplémentaires: 158 millions de francs. En avril 2017, l’ouvrage, qui a couté 6,6 milliards de francs, a été inauguré après presque 30 ans de travaux – il s’agit de la Transjurane, à savoir l’autoroute A16 reliant Bienne au canton du Jura. Le canton du Jura est ainsi relié au Jura bernois et au Plateau suisse, mais c’est tout le réseau autoroutier suisse qui est dès lors connecté au réseau français.
Dans ces contrées, ce qui relie est parfois supplanté par ce qui divise. En 2005, Moutier n’a pas seulement vécu un «séisme» géologique, mais a été l’épicentre des turbulences concernant le Jura. Bien que la situation à Moutier dans les années 1970 ne puisse être comparée à celle ayant secoué Belfast en Irlande du Nord, la tension était alors palpable à bien des égards dans la Cité prévôtoise.
L’un des derniers grands chapitres de l’histoire du conflit entre Berne et le Jura a désormais été écrit, sans violence et dans le calme: le 18 juin dernier, le peuple a voté et a décidé de tourner le dos au canton de Berne et de rejoindre celui du Jura. Mais la lutte n’est pas terminée: ces prochaines années, des questions organisationnelles et administratives, comme celle de l’aliénation de biens, devront être tranchées. Ce processus peut durer des années. Enfin, les citoyennes et citoyens des cantons de Berne et du Jura, de même que le Conseil national et le Conseil des États, doivent encore approuver ce résultat.
Procédure longue et à plusieurs niveaux
Le vote de Moutier est une étape importante vers la résolution définitive – telle en était l’intention initiale – de la lutte territoriale la plus âpre en Suisse au XXe siècle. Rappelez-vous que la création du canton du Jura en 1979 n’a pas calmé le jeu dans cette région divisée, où des tensions majeures sont apparues. Les séparatistes n’étaient pas satisfaits par la réunion dans le canton du Jura des trois seuls districts du nord (Porrentruy, Delémont et les Franches-Montagnes) alors que les trois districts du sud que sont Moutier, Courtelary et La Neuveville souhaitaient eux rester bernois. En 1994, l’Assemblée interjurassienne (AIJ) a par conséquent été formée. Les travaux de l’AIJ ont abouti en 2012 à un accord entre les cantons de Berne et du Jura. Il était question d’une procédure à plusieurs niveaux avec des votations régionales et communales. Tout d’abord, les électrices et électeurs du canton du Jura et du Jura bernois ont pu s’exprimer sur l’opportunité de créer ensemble un canton du Jura. En 2013, le Jura bernois a dit non, et le canton du Jura, oui: les deux parties n’étant pas d’accord, le projet ne pouvait être poursuivi. La deuxième étape prévoyait de permettre à certaines communes qui le souhaitaient de décider de leur rattachement au canton du Jura.
Nouvelle étincelle ou nouveau pragmatisme?
La Question jurassienne est-elle définitivement résolue suite aux votations communales dans le Jura bernois? Oui, du moins sur le plan institutionnel. Les cantons de Berne et du Jura se sont engagés, dans leur accord de 2012, à considérer la question comme étant réglée dès lors que la procédure à plusieurs niveaux sera close. Quant à savoir si tous les intervenants politiques voient les choses du même œil... Dans une démocratie, un sujet peut sans cesse être remis sur la table. Ainsi, le Mouvement autonomiste jurassien (MAJ) a annoncé peu après la publication des résultats de vote prévôtois, que l’heure était venue de «trouver de nouvelles voies pour rétablir la souveraineté jurassienne sur l’ensemble du territoire». En d’autres termes, les autonomistes veulent absorber tout le Jura bernois. Au Parlement cantonal bernois, des voix se sont à nouveau élevées pour remettre en cause le siège garanti au Jura bernois dans le gouvernement cantonal, du moins pour lui donner moins de poids. Il est également question de réduire le nombre de 12 sièges dévolus au Jura bernois au Parlement cantonal, puisque cette partie du canton a perdu en importance. Voilà de quoi jeter de l’huile sur le feu.
Sean Müller, connaisseur de la Question jurassienne et professeur à l’Institut pour les sciences politiques à l’Université de Berne, est convaincu «que personne n’a envie de reprendre sérieusement les hostilités». La question des frontières cantonales est réglée. Toutes les votations indiquent qu’il n’y a pas de majorité dans le Jura bernois en faveur d’un changement global de canton. «Tous sont devenus plus pragmatiques, des autonomistes aux pro-Bernois militants et se sont habitués au dialogue dans le cadre de l’Assemblée interjurassienne et d’autres instances», précise Sean Müller dans un entretien à la Revue Suisse.
Dick Marty, ancien procureur tessinois, ancien conseiller aux États PLR et figure très sollicitée sur la scène internationale pour mener des missions délicates, a joué un rôle important dans la résolution du problème. Il préside l’Assemblée interjurassienne depuis 2010. Il a affirmé à Swissinfo: «Pour résoudre ce conflit, nous avons tiré parti de tout l’éventail d’outils mis à notre disposition par la démocratie suisse», donc avant tout des votations à tous les échelons de l’État. Dick Marty est convaincu que le processus de longue haleine a contribué à «résoudre le problème, qui en d’autres endroits et dans un contexte similaire aurait pu dégénérer en un conflit violent.»
«Rejeton des temps passés»
Selon Sean Müller, l’élément déterminant a été la disposition du canton de Berne à initier le processus sans en connaître l’issue. Comme en 1970, lorsque les citoyens bernois ont voté en faveur d’un article constitutionnel permettant une série de votations à plusieurs niveaux dans le Jura. En définitive, elles ont abouti à la création du canton du Jura. «Donner cette possibilité à une minorité est un geste empreint de générosité et de respect», affirme Sean Müller. Mais des événements ont précédé, qui ne sont pas toujours conformes à «l’image habituelle de la politique suisse»: après le refus par les citoyens bernois en 1959 d’une initiative du Rassemblement jurassien pour un plébiscite du Jura, les séparatistes ont privilégié des méthodes plus radicales dans les années 1960. Ainsi, la Journée bernoise de l’Exposition nationale de 1964 a été perturbée et le Parlement cantonal bernois, muré. Des attaques à l’explosif et des incendies criminels ont même été commis. À Moutier, au milieu des années 1970, des affrontements entre des séparatistes armés et la Police cantonale bernoise ont éclaté.
L’historien Jakob Tanner remonte encore plus loin et désigne le conflit jurassien dans son livre «Geschichte der Schweiz im 20. Jahrhundert» (Histoire de la Suisse au XXe siècle) de «rejeton politique des temps passés». L’octroi du Jura au canton de Berne lors du Congrès de Vienne en 1815 a placé un territoire francophone et catholique sous la domination d’un canton germanophone et protestant. Les Jurassiens du Nord se sentaient exploités par Berne. Les Bernois ont alors peu investi. Les réseaux routier et ferroviaire étaient peu développés. Parallèlement, les Jurassiens estimaient que leur culture francophone était trop peu respectée. Le Jura du Sud, quant à lui, traversait une phase d’industrialisation croissante, marquée par une forte immigration de Suisses alémaniques. Outre ses facettes historique, religieuse et économique, le conflit a pris une dimension ethno-linguistique.
Et ce n’est pas tout: pour l’historien Clément Crevoisier, qui s’exprimait dans Der Bund, la Question jurassienne a eu une influence symbolique majeure sur la politique suisse des années 1950 à 1980. «Le conflit jurassien était le reflet de l’opposition entre le mouvement progressiste et moderniste des années 1960 et la Suisse conservatrice», ajoute-t-il. À l’inverse, estime M. Crevoisier, «les séparatistes ont bénéficié du contexte révolutionnaire qui prévalait dans les années 1960 et 1970.»
Une entité fédérée anticonformiste?
Le canton du Jura est donc le fruit d’une époque au cours de laquelle les visions politiques d’avenir avaient une autre valeur qu’aujourd’hui. Le Dictionnaire historique de la Suisse considère que le plus jeune canton de la Confédération est encore «une entité fédérée progressiste et anticonformiste». Pour le spécialiste des questions politiques Sean Müller, le comportement électoral dans le canton du Jura donne une image contrastée. Sur les questions de politique sociale, pour lesquelles les valeurs religieuses jouent un rôle important, le Jura est plutôt sur la retenue. Sur les questions d’ouverture, de migration, et de politique extérieure, l’étiquette de «progressiste» est justifiée, le Jura ne faisant toutefois que suivre la Suisse romande en général et les grandes villes alémaniques. Et la composition des autorités politiques jurassiennes correspond maintenant à peu près à la moyenne helvétique. Le canton du Jura peut être qualifié d’anticonformiste dans la mesure où il a d’emblée inscrit dans sa Constitution le droit de vote des étrangers.
Sur le plan économique en revanche, le canton du Jura n’est pas un moteur de croissance. Régulièrement à la traîne en matière de compétitivité, il figure parmi les principaux cantons bénéficiaires des contributions par habitant concernant la péréquation intercantonale. Les ambitions étaient nettement plus grandes lors de la création du canton, souligne Sean Müller. Mais sa situation excentrée, relativement éloignée des centres économiques, a d’emblée compliqué la donne. La Transjurane qui vient d’être terminée suscite certes quelques espoirs d’impulsions économiques pour une région structurellement faible. Or, Sean Müller estime qu’une autoroute peut aussi avoir l’effet contraire, à savoir que davantage d’habitants du canton décident de faire la navette pour aller travailler hors du canton.
Le conflit jurassien ne fait pas exception à la règle: dans la plupart des cas, et de manière générale en politique, la raison cède souvent la place à l’émotion. Même le débat aujourd’hui quelque peu anachronique sur l’appartenance cantonale «correcte» se situe à quelque part entre le droit à l’autodétermination, la question de l’identité et l’ethno-nationalisme. Et même si le canton de Jura ne parvient pas aux rives du lac de Bienne et que le conflit appartiendra un jour au passé, l’hymne officiel du canton du Jura, la Rauracienne, continuera d’affirmer ce qui suit: «Du lac de Bienne aux portes de la France / L’espoir mûrit dans l’ombre des cités / De nos cœurs monte un chant de délivrance / Notre drapeau sur les monts a flotté / Vous qui veillez au sort de la Patrie / Brisez les fers d’un injuste destin!»
200 ans de conflit jurassien en bref
1815: Au Congrès de Vienne, le territoire de l’ancien évêché de Bâle est attribué au canton de Berne. Depuis 1793, cette partie du Jura était un département français. Les premiers conflits entre Bernois et Jurassiens ont éclaté déjà après 1815.
1947: Le Parlement cantonal bernois refuse d’attribuer le Département des constructions au conseiller d’Etat jurassien Georges Moeckli qui est de langue maternelle française. La Question jurassienne commence à se cristalliser.
1950: La langue française devient la deuxième langue officielle du canton de Berne. Les arrondissements jurassiens obtiennent la garantie de disposer de deux sièges dans le gouvernement cantonal.
1963: Fondation du mouvement séparatiste des Béliers, qui se lance dans diverses provocations. Le Front de libération du Jura (FLJ) lance diverses attaques à l’explosif et déclenche des incendies.
1970: Le peuple bernois adopte un article constitutionnel additionnel ouvrant la voie à une série de plébiscites à plusieurs niveaux.
1974: Le peuple jurassien se prononce en faveur d’un canton autonome. Toutefois, seuls les trois districts au nord vont former le canton du Jura, car les trois districts au sud veulent rester bernois.
1978: Le peuple suisse à 82,3 % et les cantons à l’unanimité votent en faveur de la création du canton du Jura. Une année plus tard, la République et canton du Jura est le dernier canton à rejoindre la Confédération suisse.
1994: Les braises couvant sous les cendres du conflit jurassien, une Assemblée interjurassienne est constituée pour élaborer des propositions de solutions. Cet organe propose des votations populaires sur la réunification du Jura.
2012: Les cantons de Berne et du Jura signent un accord visant à résoudre définitivement la Question jurassienne. Cet accord prévoit un processus à plusieurs échelons avec des votations régionales et communales.
Commentaires
Commentaires :
De todas maneras es bueno evitar un Québec suizo.
Depuis une vingtaine d'années j'habite la France, je suis donc un double-national, acquis par mon épouse de souche française. Je constate avec joie, que la Suisse reste mon pays, j'en suis fier Mes origines valaisannes remontent à la guerre de Marignan 1515. ma branche hélas s'éteindra avec moi.....
Un pour Tous, Tous pour un est toujours bien présent, la preuve est là, par cette création du canton du Jura.
C'est une leçon de démocratie, que la Suisse donne à l'Europe au Monde durant ce temps troublé, où bien des valeurs sont contestées. Que la Suisse reste vigilante, bien sur ces gardes. Rien n'est acquis définitivement.
la seule ville de Moutier est-elle concernée (d'autres communes avoisinantes, comme Bévilard...) ?
Cordialement