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  • En profondeur

Face au vent, pour la liberté

04.10.2024 – Jürg Steiner

En 1974, les Jurassiens décidaient dans les urnes de se séparer de Berne pour former leur propre canton. Qu’est-ce qui caractérise la contrée la plus frondeuse de la Suisse, cinquante ans plus tard? Exploration à vélo.

Telle une grande forteresse, la clinique du Noirmont trône sur la colline au-dessus du village jurassien du même nom. À l’arrière du bâtiment bée la gorge profonde et escarpée du Doubs, déjà française de l’autre côté de la vallée. Devant, à ses pieds, s’étend le haut plateau des Franches-Montagnes, couvert de forêts et peu peuplé à l’échelle suisse.

La clinique du Noirmont, située à l’orée de la Suisse, est le plus grand centre national de réadaptation pour les personnes malades du cœur. C’est l’endroit idéal pour commencer notre périple d’exploration à travers le plus jeune canton du pays, où le cœur joue un rôle de premier plan.

Notre vélo est prêt. Photos J. Steiner

L’histoire rebelle du canton du Jura est aussi celle d’activistes qui avaient du cœur au ventre. Et cette histoire touche le cœur mêmes des non-Jurassiens, car il en émane un esprit de générosité, de non-conformisme et de liberté. Comme un contrepoint romantique à la Suisse éprise d’efficacité, de ponctualité et de compétitivité. Cinquante ans après, que reste-t-il de ce cœur combattant du Jura? A-t-il disparu derrière le mythe ou reste-t-il encore bien vivant?

Ce n’est pas un hasard si nous avons choisi de chercher la réponse à cette question en parcourant le Jura à vélo d’ouest en est, du Noirmont au chef-lieu du canton, Delémont. Le canton du Jura est né de la persévérance de ses habitants face aux vents contraires de la politique. Et les vents contraires soufflent fort lorsqu’on roule à vélo sur les crêtes exposées de la chaîne du Jura.

Plaies ouvertes

Le dimanche 23 mars 1974, à l’annonce des résultats du scrutin, on a immédiatement compris qu’il s’agissait là d’un jour historique. «Il pleut la liberté», déclarait poétiquement Roger Schaffter, un leader politique du Rassemblement jurassien, alors que la pluie se mettait à tomber sur les escaliers de l’hôtel de ville de Delémont.

Une petite majorité des citoyens des sept districts jurassiens venait de se prononcer en faveur de la séparation avec le canton de Berne. Et de corriger ainsi le verdict de 1815, en vertu duquel les grandes puissances européennes, après la victoire sur Napoléon et le congrès de Vienne, avaient adjugé le Jura – qui appartenait auparavant à l’évêché de Bâle – aux Bernois. En recevant ce territoire excentré, Berne s’était vu dédommagé du fait d’avoir dû céder ses possessions en Argovie et en pays de Vaud.

Mais ce rattachement annonçait déjà les conflits, la discrimination et les poussées autonomistes qui suivraient, car le petit territoire catholique et francophone du Jura se retrouvait minoritaire au sein du grand canton de Berne, protestant et germanophone. Avec le recul, les politologues jugent que la situation du Jura, avant la votation historique de 1974, aurait même pu déboucher sur une guerre civile dans cet îlot de paix qu’était alors la Suisse.

Ils n’exagèrent pas: à partir des années 1960, l’organisation séparatiste du Rassemblement jurassien, et sa section jeune, le Groupe Bélier, orchestraient la résistance contre Berne avec tant de virtuosité et de fureur qu’il s’en fallut souvent d’un cheveu que le conflit dégénère. Les Jurassiens faisaient forte impression en mettant le feu à des manuels de défense civile sur la Place fédérale et en prenant d’assaut la salle du Conseil national. Plus tard, des groupes dissidents radicaux allumèrent des incendies criminels.

En juin 1974, toutefois, une décision de principe pacifique et démocratique en faveur de l’autodétermination jurassienne parvint à s’imposer. Mais cette décision ouvrait de nouvelles plaies. Car seuls les trois districts du nord – Franches-Montagnes, Porrentruy et Delémont – se déclaraient favorables à la création d’un nouveau canton, les districts du Jura-Sud demeurant fidèles au canton de Berne.

La force de la démocratie

En 1979, quand le nouveau canton fut créé et entra dans la Confédération, le Jura était douloureusement divisé en deux. Dans les esprits et les cœurs de la population jurassienne, les fronts étaient restés irréconciliables ou s’étaient même durcis. Des attentats et des provocations éclatèrent, par exemple le vol audacieux de la légendaire pierre d’Unspunnen (83,5 kilos) dans l’Oberland bernois, une pierre qui fait l’objet d’une compétition traditionnelle de lancer sportif. Au début de 2026, le district bernois de Moutier rejoindra lui aussi tout de même le canton du Jura, qui gagnera ainsi 7 500 habitants. Ce sera là, peut-être, le point final du conflit épique qui a entouré la Question jurassienne.

La création du canton du Jura a montré «la force que peut avoir la démocratie», a déclaré la conseillère fédérale Elisabeth Baume-Schneider – qui habite Les Breuleux, non loin du Noirmont – dans une interview consacrée au 50e anniversaire du canton : «La liberté des peuples, la liberté de prendre des décisions soi-même est quelque chose d’essentiel pour le Jura et ses habitants.»

À vélo dans les Franches-Montagnes, quand on lutte – face au vent, naturellement – sur des chemins déserts passant de temps à autre à proximité d’une ferme isolée pour rejoindre Saignelégier, on prend conscience que la brève définition de l’essence jurassienne donnée par la conseillère fédérale ne s’applique pas qu’à la politique, mais aussi au paysage. La Suisse compte en moyenne 214 habitants au kilomètre carré, contre seulement 88 pour le canton du Jura. Ici, malgré de bonnes dessertes routières, il est possible de vivre assez loin de son plus proche voisin pour que la seule distance géographique alimente la tolérance vis-à-vis de ceux qui ont des opinions divergentes ou aiment se livrer à des expérimentations.

Dans l’espace culturel du Café du Soleil, à Saignelégier, on cultive depuis longtemps le non-conformisme. Photo Jürg Steiner

Au Café du Soleil, sur la place du marché de Saignelégier, on cultive depuis longtemps le non-conformisme. En 1980, un an après la création du canton, un groupe d’amis rachetait l’ancienne auberge et en faisait un lieu de culture où, comme le proclame son manifeste de fondation, «prédominent l’analyse critique et la liberté, comprise comme une reconquête de l’autonomie personnelle, susceptible de contribuer à celle de la région».

Depuis, la fureur alternative s’est un peu calmée au Café du Soleil. Sur la carte des mets, on trouve aussi bien des rouleaux de printemps végétariens que des entrecôtes de 200 grammes, le tout sur une toile de fond culturelle qui propose expositions et concerts. Tout de même, ce sont des lieux comme Saignelégier qui font que l’image romantique d’un Jura frondeur reste gravée dans le cœur des visiteurs venus de l’extérieur.

Antimilitaristes et écologistes

Le camping local est situé non loin de l’étang de la Gruère, un joyau rappelant les lacs scandinaves. Il fait partie des très rares campings suisses qui ne disposent ni d’emplacements délimités, ni de prises électriques. Ne parlons même pas d’un système de réservation. Car ici, il y a de la place pour tout le monde : «C’est ça, la liberté», estiment les gérants. Chemin faisant, on traverse le village franc-montagnard des Genevez, qui paraît assoupi et dont la caractéristique la plus frappante est la jeunesse de son maire, Anael Lovis, âgé de 23 ans. Il y a plusieurs décennies, cependant, la petite commune s’est fait un nom en tant que nid de la rébellion, car sa population s’est opposée à la construction d’une place d’armes, prévue de longue date, afin de préserver le marais. «Quelque chose de très important pour l’identité jurassienne», note la conseillère fédérale Elisabeth Baume-Schneider.

Et très important aussi pour la perception du Jura par les antimilitaristes et les écologistes de la Suisse alémanique. L’image progressiste que le Jura projette à l’extérieur est renforcée par le fait qu’en 1979, le jeune canton, rebelle mais ambitieux, s’est doté d’une Constitution très en avance sur son temps (et sur le reste de la Suisse). Il y a en effet inscrit le droit de grève, le droit au travail et au logement, l’égalité des sexes et a institué un Bureau de la condition féminine. En outre, les étrangers établis dans le Jura ont le droit de participer aux élections et aux votations cantonales.

La promesse de la Transjurane

Dans la longue descente depuis le haut plateau des Franches-Montagnes, le cycliste a tout loisir de réfléchir à l’image du Jura. Dans les étroites et profondes gorges du Pichoux, où la route érodée parvient à peine à se frayer un passage, un vent chaud nous souffle au visage. Il monte de la plaine assagie, plus densément peuplée, qui s’étend entre Bassecourt et Delémont, où le Jura fait une autre impression: celle d’une région qui ne se fiche pas allègrement des conventions, mais qui lutte pour son intégration économique.

On aperçoit les ouvrages de la Transjurane, l’autoroute de 85 kilomètres qui traverse le Jura jusqu’à la frontière française, de Bienne à Boncourt. En raison de la complexité géologique et des innombrables ponts et tunnels qu’il a fallu construire, et qui ont été particulièrement soignés du côté esthétique par l’architecte tessinoise Flora Ruchat-Roncati, cette voie rapide a coûté 6,6 milliards de francs. La construction de la Transjurane a débuté peu après la création du canton, et elle s’est achevée en 2017. Elle traduit l’engagement de la Confédération à relier cette région frontalière défavorisée aux centres économiques dynamiques du Plateau suisse.

Le canton du Jura dans ses frontières actuelles. Au début de 2026, il s’agrandira: Moutier, que l’on voit sur la carte entre Delémont et Granges, quittera le canton de Berne pour rejoindre celui du Jura.

Il est difficile d’évaluer si la Transjurane a les effets escomptés. Tandis que la population de la Suisse connaît une forte croissance, elle est pratiquement stagnante dans le canton du Jura. La force économique jurassienne est inférieure et le chômage supérieur à la moyenne suisse; et financièrement parlant, le canton marche sur la corde raide. On peut se demander si la liaison autoroutière ne facilite pas autant l’émigration que l’immigration.

L’historien jurassien Clément Crevoisier abonderait probablement dans ce sens. Depuis plusieurs dizaines d’années, il publie des textes engagés et critiques au sujet de son canton. Pour lui, l’isolement linguistique et géographique du Jura est un problème majeur. Les Jurassiens, dit-il, n’ont pas même l’impression de faire partie de la Suisse romande. Les personnes qui font des études, par exemple, doivent s’en aller, et souvent ne reviennent pas.

Pour Clément Crevoisier, le fait qu’on se soit concentré pendant des décennies sur le conflit jurassien a aussi favorisé un durcissement mental qui entrave le potentiel de développement du canton. «Lorsqu’on l’observe à travers des lunettes idéologiques où tout est noir ou blanc, on ne peut que méconnaître les racines multiculturelles du Jura», note-t-il.

L’écusson jurassien au-dessus de la ville de Moutier, qui rejoindra le canton du Jura en 2026. Photo Keystone

Des indociles empêchés

L’ancien conseiller d’État jurassien Jean-François Roth est lui aussi préoccupé par la stagnation de son canton. «Le Jura est devenu plutôt calme. Je ne suis pas sûr qu’il incarne encore, aujourd’hui, l’idée qui a présidé à sa création», a-t-il commenté à l’occasion du 50e anniversaire de l’historique plébiscite jurassien.

L’esprit de renouveau jurassien est-il un mythe rabougri, soufflé par le vent d’une croissance économique forcée? Notre vélo est à présent garé dans la petite zone piétonne de la gare de Delémont, dont l’aménagement manque singulièrement d’inspiration.

C’est ici, dans le chef-lieu du canton, que travaille l’écrivain Camille Rebetez, jusqu’à peu responsable de la médiation culturelle de l’ambitieux Théâtre du Jura. Ses parents font partie des cofondateurs du Café du Soleil à Saignelégier. Lui-même a scénarisé la série de bandes dessinées «Les indociles», qui a été adaptée pour la télévision suisse en 2023.

Dans la bande dessinée qu’il a créée avec Pitch Comment, Camille Rebetez suit le parcours de trois jeunes amis qui, à partir des années 1970, décident de mettre en œuvrel’utopie d’une vie libre et égalitaire dans les Franches-Montagnes. Et qui, ce faisant, se heurtent douloureusement à la réalité et aux faiblesses humaines. «Mes protagonistes ne pèsent rien face au libéralisme économique dominant», déclarait Camille Rebetez dans les médias au moment de la parution du dernier tome de la bande dessinée: «Ils doivent apprendre à perdre, tout en gardant l’espoir. Ils ne sauvent pas le monde, certes, mais ils luttent pour qu’il reste possible de le faire.»

Cinquante ans après sa création, cette brève formule réaliste pourrait aussi s’appliquer au canton du Jura.

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Commentaires :

  • user
    Pernette Zumthor, Arles, France 08.10.2024 à 09:12

    Je vous remercie pour cet article très documenté. Au delà de l'aspect historique très bien exposé qui est venu combler mes lacunes, j'y ai trouvé une belle idée de destination à vélo.

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  • user
    Markus Lüttin, zur Zeit Spanien 07.10.2024 à 06:16

    Ich war in dieser Vorzeit in Rossmaison, 2 km von Delsberg, bei der Familie Koch, Bauern, zirka 45 Kühe und Rinder, 2 Pferde, 2 Traktoren, 40 Sauen und Hühner, Hund und mich als etwa 12-jähriger Arbeitskraft. Meine Freizeit war Sonntags von 9:30 bis 16:30.


    So war ich im Vorfeld am Tisch beim Essen Mithörer der Befürworter und Gegner der Gründgung des Kanton. Die Vorwürfe an den Kanton Bern waren sicher nicht ungerecht, Verwaltungen zwang die Anwohner nach Bern in die Büros zu fahren, was für den Bauern oft ein schwieriger Tag wurde. Daraus wurde in Industrie, wie Landwirtschaft hart debatiert, welche Vor- oder Nachteile. Daraus wuchsen die politischen Fantasien. Eigene Büros, Jobs, Infrastrukturen ein riesiges Potential an neuen Arbeitsplätzen.


    Fantasien wurden immer mehr zur Notwendigkeit. Offenbar ist es sicher richtg gewesen einen neuen Kanton zu gründen! Sonst würde heute Moutier nicht auch zum Kt. JURA wollen. Die Ruhe, die eingetreten ist, ist doch Zeuge, dass es Schweizerischer nicht sein könnte.

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  • user
    Berti Hipp, Bolivien 07.10.2024 à 03:12

    Der wirkliche Grund für die Trennung wird im Artikel überhaupt nicht erwähnt. Es ist der selbe Grund, warum sich Osttimor durch viel Gewalt von Indonesien gelöst hat und warum es in Irland so lange Bürgerkrieg gab und viele Regionen der Welt in Unruhen leben müssen: Dort, wo die katholischen Priester politisch nichts zu sagen haben, machen sie so lange Rabatz, bis sie bekommen, was sie wollen. Jetzt ist der katholische Teil des Kantons Bern selbständig und der katholische Klerus hat die Politik in der Hand. Es ist ja leicht, Frieden zu stiften, wenn man vorher den Zwist selbst inszeniert hat. Schade, dass die ernsthaft katholisch Gläubigen nicht merken, dass sie mit ihren Gaben und ihrer Mitgliedschaft ein antichristliches System unterstützen. Möge der Herr ihnen die Augen öffnen!

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