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  • En profondeur

Quand la montagne avance

20.10.2023 – JÜRG STEINER

On se figure volontiers les Alpes comme une forteresse inébranlable, l’incarnation de la splendeur éternelle de la nature. Mais de nos jours, les montagnes s’effritent, sous la forme d’écroulements, de glissements de terrain ou d’avalanches de gravats. La Suisse a-t-elle encore ses montagnes sous contrôle?

Photo de couverture: en juin 2023, d’immenses masses de débris rocheux se sont précipitées sur le village de Brienz (GR), évacué à temps. Photo Keystone

Au début de l’été de 2023, le petit village de Brienz, situé au-dessus de la route du col de l’Albula, dans les Grisons, a fait les gros titres pendant plusieurs semaines. Les autorités ordonnaient à ses quelque 80 habitants de quitter leurs maisons, menacées par un éboulement géant du Piz Linard. Les médias suisses rapportaient minutieusement chaque hoquet de la montagne, et le journal à sensation le «Blick» installait une caméra fixe pour permettre aux internautes de scruter le probable écroulement.

«Un village suisse est sommé de fuir son flanc de montagne qui se déplace», titrait avec emphase le «New York Times». Le reporter citait les propos d’un habitant de Brienz, qui comparait un éboulement à une tornade: les rochers vont où ils veulent, qu’il y ait ou non quelqu’un ou quelque chose sur leur passage. Le paradis montagneux suisse, semblait-il, courait un péril mortel.

L’état d’urgence a pris fin sans trop de dégâts. Dans la nuit du 16 juin 2023, un morceau de la montagne – une immense masse rocheuse qui aurait rempli près de 300 000 camions – s’est éboulé, s’arrêtant juste avant les maisons évacuées. Personne n’a été blessé. Quelques semaines après, les habitants ont pu réintégrer le village.

Une attention accrue

Cependant, l’inquiétude n’a pas disparu à Brienz. Car il n’y a pas que la montagne qui avance, le sol aussi se carapate: le plateau sur lequel est construit le village glisse en effet lentement, mais sûrement, à une vitesse d’environ un mètre par an. Et ce, depuis des décennies. Les murs des maisons et les routes se fissurent, et les conduites éclatent.

Le plus étonnant, dans tout cela, c’est que malgré cette menace à répétition, les autorités n’imaginent pas abandonner Brienz. Elles font tout pour que le village reste durablement habitable. Un investissement de 40 millions de francs dans un labyrinthe de galeries et de forages de drainage est prévu pour calmer le terrain agité au pied du Piz Linard. La Confédération et le canton n’hésitent pas à mettre la main au porte-monnaie afin que les 80 habitants puissent garder l’espoir de bâtir leur avenir à Brienz.

Un havre de sécurité et de beauté

Le tapage médiatique suscité par la menace d’effondrement de la montagne dans cette vallée reculée de l’Albula n’a rien d’inédit, puisqu’il accompagne presque toujours ce type de phénomène en Suisse. Mais il est encore plus bruyant ces dernières années, car le réchauffement climatique accroît l’instabilité dans les régions de montagne. Et attise ainsi l’attention des médias.

La vision des montagnes comme un havre de sécurité et de beauté éternel ne fonctionne que si on les a sous contrôle.

Le danger naturel objectif n’est pas le seul sujet. Le sous-entendu fréquent est que l’effondrement des montagnes met aussi à l’épreuve l’image que la Suisse se fait d’elle-même. La stratégie du réduit national durant la Seconde Guerre mondiale a consolidé le mythe du verrou alpin, vu comme le bastion imprenable de l’esprit de résistance suisse. En cas d’invasion des troupes de Hitler, les dirigeants de l’armée et du pays se seraient retranchés dans les bunkers dissimulés dans les Alpes, et c’est de là qu’ils auraient défendu le pays.

Mais cette vision des montagnes comme un havre éternel de sécurité et de beauté ne fonctionne que si on les a sous contrôle. Si l’on parvient à protéger durablement les habitants, les maisons et les voies de circulation des dangers alpins. Lorsqu’il apparaît tout à coup, comme à Brienz, que ces montagnes bougent, et même avec davantage de vigueur qu’auparavant, que reste-t-il du mythe? Survivra-t-il à une géologie devenue imprévisible?

«Une dynamisation, en somme»

Flavio Anselmetti, professeur de géologie à l’Université de Berne, recommande de bien distinguer deux processus qui s’imbriquent souvent: «Les écroulements, chutes de pierres ou glissements de terrain sont des phénomènes normaux dans une région comme les Alpes, qui continue de se soulever, de bouger et, en même temps, de s’éroder», explique-t-il à la «Revue Suisse».

La nouveauté, c’est le changement induit par le réchauffement climatique. Au cours de son histoire, la terre a toujours connu de telles évolutions naturelles durant ses diverses phases de chaleur et de froid. Ce qui est inhabituel aujourd’hui, note le spécialiste, c’est la grande rapidité du réchauffement observée par les géologues.

La Suisse s’en tient à sa stratégie historique, qui consiste à apprivoiser les dangers naturels pour éviter les catastrophes.

La nature réagit aux changements extérieurs en tentant de retrouver un nouvel équilibre, explique Flavio Anselmetti. Le réchauffement rapide d’aujourd’hui entraîne «en somme une dynamisation des processus géologiques ordinaires en montagne». Le phénomène qui illustre cela au mieux, c’est l’élévation de la limite du pergélisol, soit l’altitude – située à près de 2500 mètres – à partir de laquelle les sols de roche ou d’éboulis sont gelés en permanence. Quand l’atmosphère se réchauffe, ces sols se mettent en mouvement. Ils subissent des phases de dégel et de regel, ce qui peut provoquer des glissements, des affaissements ou des éboulements.

Le géologue note toutefois qu’il ne faut pas tirer de conclusions simplistes de cette tendance à la dynamisation, en affirmant par exemple que tout glissement de terrain ou écroulement est dû au réchauffement climatique. Ou que les dangers s’accroissent automatiquement à cause du changement climatique.

Connue et surveillée de près depuis des décennies, la fragilité de la zone en amont de la commune de Brienz, qui elle-même est située relativement bas, n’a par exemple aucun rapport direct avec le réchauffement climatique. En revanche, si ce réchauffement entraînait de plus fortes intempéries, par exemple, l’instabilité naturelle de certaines régions pourrait s’aggraver. Idem si la forêt de protection s’affaiblissait du fait que certaines espèces d’arbres ne supportent pas la sécheresse accrue.

Photo Keystone

Des millions pour la surveillance et la prévention

La géographe Käthi Liechti est collaboratrice scientifique à l’unité Hydrologie des montagnes et mouvements de masse de l’Institut fédéral de recherches sur la forêt, la neige et le paysage. Elle s’occupe de la base de données sur les dommages dus aux intempéries, créée il y a plus de 50 ans, qui répertorie aussi les écroulements et les chutes de pierres.

Selon elle, il est impossible d’affirmer que le nombre d’événements dommageables en montagne augmente ou diminue. L’une des raisons à cela est que les conditions naturelles ne sont pas les seules à changer: la manière dont les autorités et la population gèrent les effondrements alpins a elle aussi évolué.

La surface habitée en Suisse s’étend, les infrastructures prennent de la valeur, et donc le risque s’accroît de voir un écroulement, par exemple, causer des dommages importants. Autrement dit: que le réchauffement climatique induise ou non une multiplication de ce type de phénomènes, la Suisse est dans tous les cas plus exposée aujourd’hui.

Au XIXe siècle, on acceptait ces effondrements comme des catastrophes inévitables. Les découvertes des sciences naturelles sur la prévention des dangers se heurtaient au scepticisme d’une population pétrie de religiosité.

Cependant, ajoute Käthi Liechti, les mesures de protection et de surveillance organisationnelles et techniques sont plus sophistiquées qu’auparavant. Elle pense aux systèmes de prévision et d’alerte précoce, mais aussi à des constructions comme les bassins de rétention ou les barrières protectrices. «Aujourd’hui, la Confédération et les cantons déboursent plusieurs centaines de millions de francs par an pour la protection contre les dangers naturels», relève la géologue. Ainsi, on parvient à minimiser les dommages: le montant des sinistres n’a en tout cas pas évolué de manière significative ces dernières décennies, complète-t-elle.

Apprivoiser les dangers naturels

Pour résumer: plus les montagnes partent en morceaux, plus la Suisse redouble d’efforts pour les garder sous contrôle. Le pays s’en tient ainsi à sa stratégie historique, qui consiste à apprivoiser les dangers naturels pour éviter les catastrophes.

En 1806, les habitants de Goldau (SZ) entendirent, toutes les nuits pendant des mois, des racines craquer sur les hauteurs du Rossberg. Ils voyaient des failles s’ouvrir sur les flancs de la montagne. Mais ils ne réagirent pas, et nul ne parla d’évacuation préventive. Début septembre, après de fortes pluies, d’immenses blocs rocheux dégringolèrent, ensevelissant près de 500 personnes et détruisant une grande partie du village.

75 ans plus tard, un dimanche de septembre, les habitants d’Elm rassemblés à l’église pour la messe ne s’alarmèrent pas du vacarme causé par des chutes de pierres provenant de la montagne dans les entrailles de laquelle ils extrayaient de l’ardoise. Au contraire, des curieux escaladèrent même son flanc. L’après-midi, une avalanche rocheuse se précipita dans la vallée, tuant plus d’une centaine de personnes.

On acceptait alors ces effondrements comme des catastrophes inévitables. Les découvertes des sciences naturelles sur la prévention des dangers se heurtaient au scepticisme d’une population pétrie de religiosité.

L’éveil de l’esprit de solidarité

Ce que les grands écroulements du XIXe siècle ont tout de même favorisé, c’est l’esprit de solidarité nationale. Après la catastrophe de Goldau, on organisa pour la première fois une collecte de dons nationale pour aider les Schwytzois en détresse. Ce type de solidarité interrégionale est par la suite devenu «une marque de fabrique de la Suisse», écrit Christian Pfister, professeur émérite d’histoire environnementale à l’Université de Berne. La Suisse a ainsi trouvé son propre moyen de se forger une identité propre, note l’historien. Car dans les pays voisins, ce sont plutôt les guerres qui ont donné lieu à des mouvements de mobilisation nationaux.

Le motif identitaire qui a pris forme au XIXe siècle a continué de se développer ensuite. Après les trois grands écroulements des XXe et XXIe siècles – à Randa en 1991, à Gondo en 2000 et à Bondo, évacué à temps, en 2017 –, le conseiller fédéral en charge s’est à chaque fois rendu sur les lieux de la catastrophe.

Le message ainsi transmis est le suivant: le pays entier est derrière la population touchée. Mais aussi: nous faisons tout pour tenir tête à la montagne. Lorsqu’elle s’éboule ou menace de s’effondrer, la Suisse ne libère pas facilement le terrain, même quand le réchauffement climatique complique la situation.

Tout est donc sous contrôle?

Ce qui n’a pas changé depuis la catastrophe de Goldau en 1806, c’est qu’il n’a jamais été question d’abandonner ou de ne pas reconstruire les villages menacés ou touchés par ce type de phénomènes. Mais toujours de mieux les protéger. «À cet égard, relève le géologue Flavio Anselmetti, ce que nous avons vécu à Brienz est un tour de force.» Malgré la situation géologique complexe, on a réussi à interpréter correctement les mouvements de la montagne et à «évacuer la population au moment précis où l’événement s’est produit». Difficile, au fond, d’avoir meilleure prise sur la montagne.

Cela ne signifie pas pour autant que la relation entre la Suisse et ses montagnes, dont l’imprévisibilité s’accroît, ne nécessite aucune retouche. L’alpiniste professionnel Roger Schäli connaît bien la sensation que provoque une montagne qui part en miettes. Il a gravi plus de 50 fois la face nord de l’Eiger, empruntant souvent la voie tracée par le tout premier alpiniste parvenu à son sommet, le célèbre champ de neige de l’Araignée blanche. Aujourd’hui, ce névé fond souvent intégralement en été. «La chaleur met la face nord de l’Eiger à rude épreuve, confie Roger Schäli. Il y a bien plus d’eau qui ruisselle, et les chutes de pierres se sont intensifiées en force et en durée. Il n’y a que dans les passages très raides que les alpinistes sont un peu protégés, car les pierres volent au-dessus d’eux.» Désormais, l’itinéraire classique ne peut pratiquement plus être emprunté qu’en hiver, lorsque les températures sont négatives.

Le phénomène que ce professionnel côtoie dans les conditions extrêmes de l’Eiger, les alpinistes amateurs y sont aussi confrontés. Le Club Alpin Suisse (CAS) possède 153 cabanes en montagne, dont bon nombre sont potentiellement menacées par le réchauffement climatique. En 2021, le CAS a pour la première fois abandonné l’exploitation d’une cabane – la Mutthornhütte, dans la vallée de la Kander – en raison du danger imminent d’écroulement. Sa reconstruction à un endroit plus sûr coûtera 3,5 millions de francs.

Avoir les montagnes sous contrôle est un luxe qu’il faut pouvoir s’offrir…

Commentaires

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Commentaires :

  • user
    Arye-Isaac Ophir, Israel 25.10.2023 à 11:14

    Wenn das als unwirklich Geglaubte plötzlich zur Wirklichkeit wird.

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