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  • En profondeur

«Ce sont toujours les autres qui sont trop nombreux»

21.08.2014 – Von Jürg Müller

L’approbation de l’initiative contre l’immigration de masse met la politique suisse sous pression. Ses conséquences sont les plus graves depuis les vingt dernières années car elle remet en question le consensus minimal de politique européenne fonctionnant jusqu’à présent en Suisse. Et bientôt, la Suisse fera face à une autre initiative sur l’immigration, encore plus radicale.

«On ne peut pas laver la peau du mouton sans mouiller la laine.» En citant ce vieux proverbe en mars 2014 lors des débats du Conseil national sur la mise en œuvre de l’initiative contre l’immigration de masse, le président du groupe parlementaire UDC Adrian Amstutz a parfaitement décrit la situation et admis ainsi indirectement que depuis la votation de la nouvelle disposition constitutionnelle le 9 février, la Suisse est confrontée à de colossales difficultés en matière de politique intérieure et européenne. En effet, indépendamment de la concrétisation de la future politique suisse d’immigration, les relations de la Suisse avec l’Union européenne sont mises à l’épreuve.

Le consensus minimal actuel entre presque toutes les forces politiques en Suisse sur la voie bilatérale s’effrite. Depuis le refus du peuple d’adhérer à l’Espace économique européen (EEE) en 1992, la voie bilatérale était la solution royale de la politique européenne helvétique. Même l’Union démocratique du centre (UDC), qui faisait traditionnellement preuve d’un grand scepticisme à chaque rapprochement de la Suisse avec l’UE, avait fondamentalement approuvé cette politique. Pendant la campagne de votation pour l’initiative contre l’immigration de masse, elle n’a d’ailleurs pas remis en cause les accords bilatéraux et, officiellement, elle est toujours de cet avis. Martin Baltisser, secrétaire général de l’UDC, pense que les relations avec l’UE doivent être réglées par la voie bilatérale mais que tout dépend du contenu réel des accords. 

Les accords bilatéraux attaqués sur deux fronts

Il est toutefois évident qu’aux yeux de l’UDC, la voie bilatérale ne jouit plus de la plus haute priorité. La droite veut tirer profit de la dynamique lancée et déterminer à sa guise le cours de la politique européenne. Elle est pour cela tout à fait prête à risquer d’autres dommages dans les relations avec l’UE. Le président du groupe parlementaire UDC n’a laissé planer aucun doute à ce sujet lors des débats du Conseil national en mars: «Si je peux choisir entre la poursuite d’une immigration démesurée qui nuit à ce pays et les accords bilatéraux, je choisis de protéger ce pays, point.» 

Selon l’analyse VOX, dans laquelle l’institut gfs.bern analyse scientifiquement les votations, la majorité des partisans de l’initiative de l’UDC savaient pertinemment que son approbation pouvait menacer les accords bilatéraux. Les électeurs ayant voté en sa faveur ont donc accordé une plus grande importance au contrôle autonome de l’immigration qu’à une relation ordonnée avec l’UE. Cette analyse révèle que la voie bilatérale soutenue lors de toutes les précédentes votations est désormais controversée au sein de la population.

L’«Action pour une Suisse indépendante et neutre» (ASIN) souffle sur les braises. Elle veut supprimer les accords bilatéraux et régler les relations avec l’UE uniquement par le biais d’accords de libre-échange. Pirmin Schwander, président de l’ASIN et conseiller national UDC, écrit sur le site web de son organisation que les «Accords bilatéraux 1» et les «Accords bilatéraux 2» doivent être remplacés par un meilleur accord de libre-échange et que l’ASI¨N ne veut plus d’accords bilatéraux contraires à l’intérêt de la Suisse. Il souhaite également rompre avec les mesures préjudiciables des Accords bilatéraux 1 et 2 – en clair la libre circulation des personnes et Schengen/Dublin – qui, selon lui, accélèrent l’adhésion à l’UE, voire sont explosives, et nuisent non seulement à la démocratie directe, mais aussi à l’économie nationale. Le directeur de l’ASIN, Werner Gartenmann (UDC), a confirmé que son organisation travaillait au lancement d’une initiative populaire pour un simple accord de libre-échange, dont elle est en train de peaufiner le contenu. Pour lui, les résultats du 9 février ont explicitement ouvert un débat de principe sur l’UE. C’est également ce que constatent les partis de l’autre côté de l’échiquier politique, comme le Parti socialiste (PS) et les Verts, qui se montrent encore plus résolus qu’avant à poursuivre le rapprochement avec l’UE et n’excluent pas une adhésion.

Des forces centrifuges de plus en plus fortes

Les socio-démocrates avaient déjà inscrit au programme de leur parti en 2010 leur souhait d’entamer rapidement des négociations d’adhésion avec l’UE. Mais ils n’ont jamais vraiment suivi de stratégie offensive, notamment du fait du scepticisme ambiant. Le président du groupe parlementaire socialiste Andy Tschümperlin rappelle le point de vue de la direction de son parti, dont l’objectif primordial est d’appliquer l’initiative contre l’immigration de masse de telle sorte que les accords bilatéraux en place et leur évolution ne soient pas remis en question. En cas d’échec, le peuple doit pouvoir se prononcer sur l’avenir des relations avec l’Europe. Le PS demande que toutes les options de politique européenne soient examinées. Andy Tschümperlin exige que le Conseil fédéral présente dans une analyse comparative les éventuelles répercussions d’une adhésion à l’UE et de la poursuite de la voie bilatérale, avec ou sans nouvelle solution institutionnelle.

Les forces centrifuges au sein des partis de gouvernement se sont donc considérablement renforcées: l’UDC se distancie encore plus franchement de l’UE alors que le PS n’exclut plus l’adhésion, et la plupart des autres partis essaient de défendre la voie bilatérale, si mise à mal. Le gouvernement se retrouve dans une situation des plus inconfortables. La nouvelle disposition constitutionnelle oblige le Conseil fédéral et le Parlement à introduire dans un délai de trois ans un nouveau système d’autorisation pour tous les étrangers, qui limite l’immigration par des plafonds et des contingents. 

Reste à savoir dans quelle mesure, le cas échéant, cette exigence est conciliable avec l’accord sur la libre circulation des personnes. Le Conseil fédéral veut présenter d’ici à la fin du mois de juin prochain un concept de mise en œuvre et les propositions doivent être rendues d’ici à la fin de l’année dans des articles de loi, qui seront alors mis en consultation. Tout l’art consistera à introduire des contingents sans pour autant enfreindre le principe de libre circulation des personnes. Parallèlement à ce processus de politique intérieure, la Suisse mène des pourparlers avec l’Union européenne.

Entrée en scène d’Ecopop

L’application de l’initiative est un véritable casse-tête pour les acteurs politiques, mais elle n’est pas la seule. En effet, l’UDC a déjà menacé de lancer une initiative de mise en œuvre si cette application ne va pas dans son sens et une autre initiative sera bientôt soumise aux électeurs, celle d’Ecopop intitulée «Halte à la surpopulation – Oui à la préservation durable des ressources naturelles». La votation est prévue pour novembre 2014.

Concrètement, cette initiative demande que la part de l’accroissement de la population résidant de manière permanente en Suisse et attribuable au solde migratoire n’excède pas 0,2 % par an sur une moyenne de trois ans. Cela correspondrait à une immigration nette de 16 000 personnes seulement, au lieu des 80 000 aujourd’hui. Les dispositions transitoires de l’initiative spécifient sans équivoque que les traités internationaux qui contreviennent aux objectifs devront être modifiés ou dénoncés. L’initiative d’Ecopop est donc nettement plus radicale que celle de l’UDC approuvée en février. Elle inscrit des chiffres précis dans la Constitution et laisse une marge de manœuvre encore plus étroite dans les négociations avec l’UE. La libre circulation des personnes n’aurait plus la moindre chance. 

Ecopop (ECOlogie et POPulation), est une association aux multiples facettes qui s’adresse à des groupes fort divers, qu’ils soient détracteurs de la croissance ou hostiles aux étrangers. Ecopop se considère comme une organisation environnementale politiquement indépendante qui s’intéresse aux questions liées à la population. Elle indique sur son site internet que son objectif vise à «préserver les ressources naturelles et la qualité de vie en Suisse et dans le monde pour les générations à venir. Ecopop agit depuis plus de 40 ans contre la surpopulation et son impact sur l’environnement.» Il n’est pas possible de classer clairement cette organisation dans un courant politique. Elle a certes été créée à l’époque des initiatives «contre l’emprise étrangère» lancées par James Schwarzenbach, mais elle a rejeté les initiatives de son «Action nationale» dans les années 70 et 80. Au début, le président de l’Action nationale, Valentin Oehen, était actif à Ecopop, tout comme Anne-Marie Rey, conseillère socialiste au Grand Conseil de Berne, engagée pour les droits de la femme.

L’association est aujourd’hui bien consciente que l’orientation de son programme attire aussi des groupes jugés peu fréquentables. C’est bien pourquoi, son site internet précise: «Ecopop se démarque catégoriquement de théories xénophobes et racistes (…) et souhaite aider tous les êtres humains indépendamment de leur nationalité à mener une existence digne aujourd’hui comme demain.»

Ecopop, des «écologistes inquiétants»?

Mais, en pratique, cette délimitation de l’extrême droite n’est pas si claire. Dans «Schweizerzeit», le journal d’Ulrich Schlüer, ancien conseiller national à la droite de l’UDC, Ecopop a pu insérer un article contenant un appel à soutenir son initiative. Pendant la récolte des signatures, les initiateurs ont également pu compter sur la très à droite ASIN, qui a distribué des formulaires de signature à ses membres. Lors de cette étape, Ecopop a aussi bénéficié du soutien officiel des démocrates suisses (DS), d’un parti d’extrême droite et de l’organisation qui a succédé à Action nationale. Les DS avaient lancé en 2011 leur propre initiative contre l’emprise étrangère. Mais comme la récolte des signatures ne s’était pas très bien déroulée, leur comité central avait décidé à l’été 2012 de laisser de côté leur initiative et de soutenir activement celle d’Ecopop, jugée plus prometteuse. 

Le lien entre les objectifs de protection de la nature et l’immigration n’est pas nouveau. Une idéologie à la fois réactionnaire et écologique avait déjà vu le jour dans les années 1930. Balthasar Glättli, conseiller national zurichois des Verts, mène actuellement des recherches pour un livre qui s’intitulerait «Unheimliche Ökologen» (Ces écologistes inquiétants) et a découvert, dans le cadre de son travail, des «racines inquiétantes», notamment des liens entre les défenseurs de la nature, les politiques démographiques et les eugénistes – représentants d’une science qui part du principe que les hommes dont le patrimoine génétique est souhaitable ou jugé positif peuvent se reproduire alors que la reproduction des hommes dont le patrimoine génétique est considéré négatif n’est pas souhaitable et doit être empêchée. 

Dans ce contexte, le passage de l’initiative d’Ecopop portant sur le contrôle des naissances dans le tiers monde pose question. Dans une deuxième partie portant sur la politique de développement, l’initiative demande que la Suisse affecte 10 % des moyens de la coopération au développement à des «mesures visant à encourager la planification familiale volontaire». Urs Schwaller, conseiller aux États PDC, qualifie de colonial ce point de vue sur la planification familiale dans les pays en développement. Les organisations de politique de développement critiquent aussi sévèrement cette exigence. D’après elles, Ecopop ignore les causes structurelles de la croissance de la population. Comme on le sait aujourd’hui, les taux de natalité élevés sont avant tout liés à la pauvreté, le grand nombre d’enfants étant vu comme une garantie pour sécuriser l’existence. C’est pourquoi il faut d’abord encourager la formation des jeunes filles et des femmes pour réduire la taille des familles et la croissance de la population. Dans un entretien à la «Neue Zürcher Zeitung», Shalini Randeria, professeure d’anthropologie et de sociologie du développement à Genève, a analysé sans détours les revendications comme celles d’Ecopop: «Ce sont toujours les autres qui sont trop nombreux: les pauvres, les étrangers. (…) Il n’est jamais question uniquement de chiffres, mais toujours de savoir qui a le droit de se reproduire et qui ne l’a pas.» Elle pense que la question démographique est indissociable de l’utilisation des ressources car les «habitants de New York consomment en une journée plus d’énergie que tout le continent africain».

L’initiative  Schwarzenbach en 1979 portait aussi sur l’immigration et la protection de la nature. Le bétonnage excessif de la Suisse était déjà dénoncé à cette époque. L’UDC, qui avait fait de l’immigration son thème de prédilection, avait commencé par argumenter avec les abus de l’aide sociale et la criminalité, avant de découvrir l’écologie dans la dernière ligne droite de la campagne de votation et d’afficher des paysages bétonnés.

Un défi pour les Verts, et pour l’UDC

Les Verts, en particulier, font face à un défi. Leur direction se prononce résolument contre l’initiative d’Ecopop et veut jouer un rôle majeur dans la campagne. Selon Regula Rytz, coprésidente des Verts, la réponse ne réside pas en une politique démographique restrictive mais en une réduction de notre empreinte écologique. Néanmoins, l’opinion de la base des Verts n’est pas encore claire. Ce parti compte encore des représentants actifs à Ecopop: Andreas Thommen, ancien président en Argovie, siège au comité de l’association et au comité de l’initiative.

La position des partis politiques est claire: seule l’UDC ne se prononce pas, sinon, tous les autres rejettent l’initiative. Au Conseil des États, qui a balayé l’initiative en mars, l’UDC s’est abstenue. Le secrétaire général de l’UDC, Martin Baltisser, explique que certains aspects de l’initiative sont en effet problématiques, puisqu’elle est «issue des groupes écologiques de gauche». Mais il n’est pas en mesure de prédire quelle sera l’attitude de la base de son parti lors de la prise de parole. Ce qui ne fait aucun doute, c’est que le parti est face à un dilemme: pour l’aile économique, l’initiative est bien trop radicale mais la base pourrait y être favorable, comme à chaque revendication visant à limiter l’immigration. 

Jürg Müller est rédacteur à la «Revue Suisse»

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