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La Suisse doit développer sa numérisation pour ne pas être complètement dépassée. Mais sans oublier les droits et les besoins des utilisateurs, insistent certains. Une vie hors ligne doit rester possible.
Acheter des livres, des aliments, des vêtements ou des billets de théâtre sur Internet est devenu monnaie courante. Il en va de même pour déménager, bâtir ou payer ses impôts: de plus en plus de personnes effectuent les démarches officielles en ligne. Aujourd’hui, différentes affaires se règlent au moyen d’un smartphone ou d’un ordinateur. Bien que les autorités disposent d’un important potentiel en matière de services numériques, celui-ci demeure sous-exploité en Suisse: avec une très modeste 31e place dans le classement annuel de l’Union européenne, notre pays se situe en dessous de la moyenne.
Chez nous, le nombre de services en ligne est restreint. Nous ne disposons pas d’une e-ID nationale (cf. «Revue» 6/2022). La plupart des systèmes informatiques ne sont pas interconnectables, les normes de saisie n’étant pas uniformes. Tout ceci complique l’échange d’informations ainsi que leur utilisation pour la planification, l’administration et la recherche. Le grand public s’en est parfaitement rendu compte lors de la pandémie de coronavirus, lorsque la Confédération a eu du mal à dresser un bilan rapide de la progression de l’infection. Ainsi, de nombreux cabinets médicaux ont eu recours au bon vieux fax pour communiquer à Berne le nombre de leurs patients. Cette situation a provoqué un tollé; l’administration, la politique et l’économie ont tapé du poing sur la table. La Suisse doit accélérer sa transition numérique pour ne pas être dépassée, a-t-on alors commencé à réclamer.
«Notre souhait est que la population s’empare de ce sujet et en reconnaisse l’importance.»
Secrétaire générale du Parti pirate zurichois
L’administration publique est dès lors sous pression pour rattraper son retard. «Nous n’avons plus de temps à perdre», a déclaré Anne Lévy, directrice de l’Office fédéral de la santé publique en annonçant un programme national de promotion pour début 2025. La question n’est pas de savoir si le secteur de la santé doit se numériser, a-t-elle affirmé, «mais à quelle vitesse nous avancerons et comment nous parviendrons à tirer tous à la même corde». Dans ce seul domaine, la Confédération veut investir 392 millions de francs d’ici 2034. D’autres projets sont en cours. Les principes digital first et digital only seront systématiquement appliqués aux trois niveaux de l’État.
Au milieu de tous ces appels à accélérer le tempo s’élèvent aussi des voix critiques. Le projet des transports publics (TP) de ne plus vendre de billets de bus et de train que par la voie numérique dès 2035, par exemple, suscite des résistances. La Fédération des Associations des retraités et de l’entraide en Suisse note, par exemple, que de nombreuses personnes âgées ne possèdent pas de smartphone et doivent donc pouvoir continuer à acheter leurs billets hors ligne et en espèces, d’autant plus qu’elles souffrent souvent de handicaps auditifs et visuels. Il faut aussi tenir compte des besoins des enfants et des adolescents, note Pro Juventute: les jeunes usagers des TP, notamment, doivent pouvoir acheter leurs billets hors ligne.
Monica Amgwerd, secrétaire générale du Parti pirate zurichois, est du même avis: «On ne peut pas obliger les enfants à acheter des billets au moyen d’un smartphone.» Pour eux, la possibilité de payer en espèces doit être maintenue, de même que pour les personnes qui refusent de communiquer leurs données à tout venant. «Contrairement aux données analogiques, les données numériques peuvent être recueillies en grand nombre, traitées et utilisées à mauvais escient», relève Monica Amgwerd. Il faut être en mesure de se prémunir contre de tels risques.
Le Parti pirate zurichois prétend faire inscrire le droit à une vie hors ligne dans la constitution cantonale. En août, il a déposé une initiative populaire pour le droit à l’intégrité numérique. Celle-ci exige que dans l’espace numérique, les gens soient informés et puissent faire usage de leur libre arbitre. Ils ne doivent pas être surveillés et analysés sans y avoir consenti, ni être évalués par des machines. Ils doivent en outre avoir l’assurance que leurs activités en ligne ne resteront pas indéfiniment consultables.
À première vue, il peut paraître étonnant qu’un parti considéré comme technophile et dont les rangs comptent un grand nombre d’experts en informatique revendique le droit à une vie hors ligne. «Nous voulons une numérisation humaine et avons pour point de repère les droits fondamentaux, et non les tendances ou les modes», relève Monica Amgwerd: «Cela fait partie de notre ADN.» L’objectif n’est pas, dit-elle, de stopper le numérique, mais de le soumettre à des principes démocratiques. Il doit être au service de la population, et non de telle ou telle entreprise. Pour cela, des règles sont nécessaires. «Nous ne freinons pas le processus, insiste la secrétaire générale. Nous intervenons pour sensibiliser les gens aux droits humains».
Garantir ces droits et poursuivre la numérisation ne s’excluent pas, confirme Erik Schönenberger, directeur de Société Numérique: «On peut à la fois utiliser et protéger des données, cela n’est pas forcément contradictoire.» Dans les projets numériques, il s’agit de tenir compte des intérêts de tous les groupes de la population. Erik Schönenberger cite l’exemple de la façon dont on a élaboré un nouveau concept d’e-ID après le refus du peuple en 2021. L’Office fédéral concerné a organisé à cette fin un processus participatif. «Tous les points de vue ont été recueillis afin d’éviter que certains acteurs soient financièrement avantagés ou prennent trop d’influence.» Si tout se passe comme prévu, l’e-ID devrait être introduite en 2026. Erik Schönenberger apprécie le fait qu’en Suisse le peuple ait son mot à dire sur les projets numériques. S’il est vrai que le Parlement doit, en principe, tenir compte lui aussi des besoins de la population, un vote populaire donne lieu à des débats importants et a davantage de poids: «Une décision prise par le peuple a un tout autre effet.»
Dans le canton de Genève, les citoyens ont déjà accepté à 94 % une loi constitutionnelle pour la protection de l’individu dans l’espace numérique. La question de l’intégrité numérique s’est également invitée au Palais fédéral. Samuel Bendahan a plaidé en faveur d’une réglementation nationale. Il faut défendre les droits fondamentaux dans la sphère numérique, a souligné le conseiller national PS vaudois. Le fonctionnement des systèmes d’intelligence artificielle et la gestion des données sensibles manquent souvent de transparence. Cela engendre de nouvelles formes de contrôle, de surveillance et d’influence. «Les gens doivent être protégés contre les diverses possibilités d’utilisation des nouvelles technologies.» Bien que les Chambres fédérales aient rejeté l’intervention de Samuel Bendahan, la question de l’intégrité numérique continue de les occuper et les choses pourraient avancer plus rapidement au niveau législatif.
Monica Amgwerd espère que l’initiative zurichoise fera des vagues au-delà des frontières cantonales: «Notre souhait est que la population s’empare de ce sujet et en reconnaisse l’importance.» De plus, dit-elle, les entreprises, les autorités et les organisations doivent revoir leurs stratégies de numérisation. À terme, des solutions nationales seront nécessaires «afin que la numérisation avance de sorte que les citoyens soient les premiers à en retirer les avantages».
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