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Dans les Alpes, tout nouveau projet de pont suspendu ou de plateforme panoramique se voit aussitôt reprocher d’utiliser la montagne à des fins événementielles ou de la brader à l’industrie du divertissement. Pourtant, les investissements techniques sont indissociables du tourisme et même les pionniers de la découverte des Alpes étaient en quête de sensations fortes.
Il ne doit pas obligatoirement s’agir d’une piste de ski desservant directement une chapelle, d’un zoo pour pingouins sur un sommet à 2500 mètres ou du plus grand escalier au monde: même des projets passés quasi inaperçus suscitent l’indignation. L’été dernier, l’organisation Rigi Plus, qui réunit 24 entreprises touristiques, a présenté son projet phare: deux cents pages où il est question de l’«espace de vie» du Rigi et de son «positionnement durable». L’idée est de proposer aux touristes des activités plus attrayantes sur ce traditionnel sommet panoramique et d’offrir aux prestataires de meilleures perspectives économiques. Par exemple un nouveau site web, un système de réservation pour toutes les destinations de la région, une identité visuelle uniforme.
Mais ce n’est pas tout. «Aujourd’hui, monter au sommet, profiter de la vue plongeante et du panorama ne suffit plus», explique Stefan Otz, directeur des Rigi Bahnen, la plus grande entreprise du Rigi. On est venu le chercher à Interlaken où il était directeur du tourisme. Il est à présent chargé de donner un nouvel élan au Rigi. Il parle d’«installations de divertissement», d’un hôtel de cabanes dans les arbres, d’une tour panoramique en forme de pomme de pin et d’un chalet avec une fromagerie ouverte au public et une distillerie d’eau-de-vie.
Il précise qu’il n’est pas question d’ouvrir des lieux préservés au tourisme de masse et que les projets devront s’intégrer à l’environnement. Il n’a cependant pas réussi à éviter l’orage qui s’est déclenché peu après, d’abord dans les courriers des lecteurs, puis au sein d’un public plus large: des défenseurs des Alpes, politiciens, architectes, entrepreneurs, scientifiques et personnalités comme l’humoriste Emil Steinberger se sont opposés dans une pétition en ligne à une transformation néfaste du Rigi, qui en ferait un «Disneyland accueillant plus d’un million de touristes par an». Aujourd’hui, 750 000 passagers empruntent chaque année les Rigi Bahnen. Les pétitionnaires ne voulaient pas d’attractions artificielles signant la vente du Rigi à prix cassé.
S’agit-il vraiment de brader le Rigi? Peut-on brader une montagne utilisée à des fins touristiques depuis si longtemps déjà? Cela fait deux cents ans que le Rigi est devenu une destination prisée. Dès 1816, on y a un construit un point de vue abrité, puis un belvédère en 1820 et enfin le premier train à crémaillère d’Europe en 1871. La «reine des montagnes», comme on l’appelle, a été prise d’assaut par les touristes dès le XIXe siècle, époque pourtant supposée paisible. L’«Écho du Rigi» relate un afflux véritablement massif de touristes lors de la première saison du train de montagne et raconte que des visiteurs auraient même passé la nuit dans les couloirs de l’hôtel qui comptait alors un peu plus de mille lits. Trois ans plus tard, plus de 100 000 visiteurs empruntaient le train pour gravir la montagne.
Mark Twain a décrit ce qu’il se passe au sommet: non seulement le légendaire lever de soleil, mais aussi le non moins légendaire attroupement de touristes venus profiter de ce spectacle. Lorsqu’en 1879, il fait l’ascension du Rigi à pied au départ de Weggis, l’écrivain américain entend pour la première fois le célèbre jodel des Alpes dans son environnement traditionnel: la nature sauvage de la montagne. Mais son plaisir est gâché, car il croise alors toutes les dix minutes un jodleur qui lui tend son chapeau pour quelques pièces en échange de sa prestation. Après le quatrième, cinquième, sixième jodleur, il achète le silence des suivants en leur donnant un franc. Il trouve que dans ces conditions, on arrive vite à saturation.
Il est légitime de se demander jusqu’où l’on vend la montagne et à partir de quand on la brade. Pour les détracteurs du projet phare du Rigi, il faut s’arrêter lorsque les attractions deviennent artificielles et transforment la montagne en «Disneyland». Ce terme sert d’épouvantail pour dénoncer les créations factices et interchangeables de l’industrie du divertissement dans les Alpes. Et cela ne concerne pas que le Rigi. On a aussi dénoncé les dégâts de la disneylandisation lors de la construction du plus haut pont suspendu d’Europe sur le Titlis et du premier pont suspendu entre deux sommets aux Diablerets. Il en a été de même lorsque la Schilthornbahn a inauguré la «Thrill Walk» au-dessous de la station intermédiaire: une passerelle métallique à flanc de paroi composée d’une partie grillagée et d’un pont en verre sous lequel s’ouvre un vide de deux cents mètres. La publicité vante des sensations fortes et authentiques. Si les destinations touristiques gagnent en notoriété et se distinguent de leurs concurrents avec de telles inventions, les organisations de protection déplorent la transformation des Alpes en parc d’attractions. Fondée par des alpinistes engagés, l’association Mountain Wilderness demande plus de calme et de tranquillité dans les montagnes, plus d’espace pour des expériences naturelles et l’arrêt du développement des capacités touristiques.
Mais on peut se demander ce qu’est une expérience naturelle en montagne. D’autant plus que les promoteurs de nouveaux ponts suspendus, plateformes panoramiques, passerelles, parcs d’accrobranche, descentes à VTT, tyroliennes ou luges d’été parlent exactement de la même chose et veulent aussi de l’«authentique» (Stefan Otz, Rigibahnen) et de l’«exceptionnel» (Christoph Egger, Schilthornbahn).
Dans la lutte pour l’«authenticité» en montagne, on oublie bien vite que dès les débuts innocents du tourisme, des infrastructures, des installations de divertissement payantes, des supports artificiels pour vivre des expériences ont donné lieu aux aventures apparemment les plus naturelles, qui étaient alors aussi controversées qu’aujourd’hui.
C’était l’époque des chaussures cloutées, des malles-poste et des randonnées sous ombrelle. Et de la Suisse connue pour la beauté de ses montagnes préservées de la civilisation et peuplées de bergers et paysans vertueux. C’est en tout cas ainsi qu’Albrecht von Haller (dans son poème «Les Alpes» en 1729) et que Jean-Jacques Rousseau (dans son roman «Julie ou La Nouvelle Héloise» en 1761) les ont décrites. Ces deux penseurs et poètes sont à l’origine de l’enthousiasme international pour la Suisse et ses montagnes: les visiteurs furent attirés par la promesse d’un état originel de la nature et des hommes. Ils étaient en quête d’authenticité.
Néanmoins, un curiste du nord de l’Allemagne dénonça déjà peu après la recherche du profit dans l’économie du tourisme et une réalité inondée par des objets de souvenir en toc. Il n’y avait pas encore de cartes postales à l’époque de Biedermeier, mais ce curiste raconte avoir reçu plus de trente représentations (dessins, gravures, aquarelles) d’une «seule région de l’Oberland bernois». Il imagine qu’il doit en exister encore plus d’autres sites célèbres et admirés, et qu’il sera donc sans doute bientôt nécessaire que la nature créer de nouvelles montagnes ou en détruise d’anciennes pour renouveler les sources d’inspiration des peintres paysagers et des graveurs sur cuivre. Selon lui, on ne cherche plus à faire découvrir le pays, mais uniquement des sensations artificielles sur le pays!
C’était en 1812. Cet Allemand n’était certes que le héros et narrateur à la première personne du roman «Die Molkenkur» d’Ulrich Hegner, homme politique et écrivain de Winterthour, dont la satire de la «nature et des créations artistiques helvétiques» s’inscrit dans un contexte réel: le malaise généralisé provoqué par l’aspect artificiel des expériences touristiques.
Par ailleurs, tout le monde n’a pas le talent de Rousseau ou de Haller pour éprouver des émotions romantiques. Ils y parviennent d’ailleurs aussi grâce aux organismes touristiques qui ont commencé très tôt à installer des dispositifs techniques en montagne: sentiers, bancs, terrasses, balustrades, tables d’orientation, qualifiés par l’historien Daniel Speich d’«aides à l’observation». Ce sont des installations qui orientent le regard du visiteur sur le paysage et ses attractions de façon à ce qu’il voie ce qu’il s’attend à voir. Ainsi, même une simple observation des montagnes devient une expérience calculée et standardisée, et par conséquent «artificielle», mais néanmoins aucunement altérée.
«On pourrait dire que tout est nature dans les Alpes. Mais la possibilité de voir cette nature est toujours liée à une infrastructure», déclare Bernhard Tschofen, spécialiste en sciences culturelles. Il a participé à l’exposition «La beauté des montagnes» à travers laquelle le Musée alpin de Berne présente actuellement l’image typique des Alpes suisses vue par les peintres. C’est un idéal, un cliché populaire qui magnifie les Alpes en tant qu’espace préservé de la civilisation moderne. Selon Bernhard Tschofen, l’essor des constructions de trains à crémaillère a été systématiquement suivi d’un boom des peintures de montagne. Les artistes ont précisément banni de leurs représentations tout équipement technique grâce auquel ils pouvaient embrasser du regard les montagnes.
À l’instar de Ferdinand Hodler. Ce peintre, dont on célèbre cette année le centenaire de sa mort, a passé régulièrement ses vacances dans l’Oberland bernois dès 1879. C’est là qu’il a peint un grand nombre de ses paysages alpins; en utilisant souvent les mêmes routes et les mêmes points de vue que les touristes. Il a par exemple exploré la région d’Interlaken avec les nouveaux moyens de transport de l’époque. Le train à crémaillère de Schynige Platte l’a conduit aux points de vue sur les lacs de Thoune et de Brienz. Inauguré en 1891, le chemin de fer à crémaillère de Lauterbrunnen à Mürren a offert non seulement une nouvelle attraction aux touristes, mais aussi le motif de carte postale «La Jungfrau» au peintre. Il s’y est rendu pour la première fois en 1895, puis de nouveau durant les étés de 1911 et 1914. Il a peint au total treize variantes du massif de la Jungfrau, présentant évidemment des nuances de couleurs, de contrastes, de textures, d’atmosphère. Mais ces treize variantes ont toutes un point commun: Ferdinand Hodler se trouvait là où étaient les touristes et a peint les différents points de vue depuis différentes gares. Il a pris le train pour observer la Jungfrau comme il le souhaitait.
C’est le paradoxe qui définit tant les peintures de montagne que le tourisme depuis ses débuts: promettre des expériences uniques tout en les transformant inévitablement en des installations de divertissement reposant sur des moyens techniques. Il est donc difficile d’établir une distinction entre les expériences «naturelles» et «artificielles», même si celle-ci est au cœur des débats actuels animés sur les nouvelles attractions en montagne.
De nos jours, le divertissement et les frissons n’ont pas bonne presse. C’est pourtant précisément ce que les Alpes offrent depuis les prémices de l’engouement pour la montagne: des sensations fortes. Peu après 1700, le journaliste Joseph Addison a entrepris un voyage en Europe. Lorsqu’il a séjourné au lac Léman face aux gigantesques montagnes, un univers de roche et de glace, il a été saisi par la sensation qui a joué ensuite un rôle décisif dans la commercialisation du tourisme: le grand frisson, une sorte d’effroi agréable face à la force de la nature.
Enfin Jean-Jacques Rousseau, connu pour avoir prôné le retour à la nature et qui est devenu une référence pour les expériences naturelles et spirituelles en montagne, raconte en 1781 dans ses «Confessions» une randonnée remarquable dans les Alpes savoyardes: «Au-dessous du grand chemin taillé dans le roc, à l’endroit appelé Chailles, court et bouillonne dans des gouffres affreux une petite rivière qui paraît avoir mis à les creuser des milliers de siècles.» Le chemin lui-même est moderne et a été bordé «d’un parapet, pour prévenir les malheurs». Le philosophe est alors épris exactement du même désir que le public d’aujourd’hui sur la paroi à pic du Schilthorn: frissonner en plongeant son regard dans le précipice. Il écrit: «Cela faisait que je pouvais contempler au fond, et gagner des vertiges tout à mon aise.» Le chemin de Rousseau est une «Thrill Walk». Et le parapet est la prothèse qui rend possible son aventure sensationnelle, confortablement et sans le moindre risque: «Et j’aime beaucoup ce tournoiement, pourvu que je sois en sûreté.»
Musée Alpin Suisse, Berne, jusqu’au 6 janvier 2019. «La beauté des montagnes. Une question de point de vue». Un recueil de cartes postales «Schöne Berge» (édition en allemand avec résumé en français) a paru aux Éditions Scheidegger & Spiess.
Commentaires
Commentaires :
My father was born in Bern, and my wife and I had traveled from Washington state to see Switzerland for the first time. I'd even cut my thumb with a Victorinox knife the day before, on my 60th birthday. It seemed fitting to leave some blood in the homeland.
We rode up to Mürren in a gondola lift under a sky of blue. The amazing views of the Jungfrau, Eiger, Monch and Jungfrau dazzled us while walking to Gimmelwald. We met a local on the trail who also was on his birthday holiday. This was a trek he took every year.
There are those who miss the Switzerland of the past, and those like me who are captivated today. If one has an inspired vision that isn't just about pumping money out of tourists, then perhaps change won't destroy the Switzerland of tomorrow. Move forward with great sensitivity. You can never go back.
Nicht das Bahnticket oder die Hotelübernachtungen allein, es sind Arbeitsplätze von Organisation, Führung (schliesslich dürften Bergführer den Anfang gemacht haben - und es ging bereits dort (auch) um Sicherheit), Erhaltung und Unterhalt sowie Reinigung und Vorbereitung.
Luzern (Rigi), Interlaken (Jungfrau) sind da nur zwei Beispiele. Denk dir mal eine Liste der beworbenen Ziele für Touristen in der Schweiz... Es IST die Schweiz.
Gehen wir ans Meer, ist dort genau dasselbe - wenn die Badegäste dort noch 10m2 Strandwasser belegen (!!), so sind unsere Alpen noch völlig leer.
Das Ziel der „Tourismusgegner“ scheint wie: sperrz die Menschen wie Hühner in Käfige (Grossstadt - also kein Wunder, dass der gesunde Mensch mal in die Alpen kommt) bis zu „reduzieren dee Menschheit auf eine Erde, wie die dem sagen und es selbstverständlich gleich selbst definieren, was und wer zu „ihrer“ einen Erde dazugehört.
Die Zukunft ist und bleibt ungewiss. Wir passen wohl kaum zurück in die paar Höhlen und Hütten im Wald!
Ferien vor dem Bildschirm ist heute bereits möglich, ich kenne grad niemanden, der das konsequent macht.
Es geht mir nicht darum, den Tourismus an sich zu verteufeln, sondern um das Ausmass dessen, was noch als erträglich betrachtet werden kann – und was nicht. Das ist natürlich höchst subjektiv.
Mich treibt vor allem die Frage um, mit welchem Recht unsere nationalen und internationalen Kapitalverwerter und Gewinnmaximierer Landschaften (Berge, Seen, Meer – und Städte) einfach okupieren können. Mit allen bekannten Folgen: Boden- und Immobilienpreise, Mieten, Übernachtungskosten etc. steigen ungebremst; die Einheimischen werden vertrieben; spekulativer Leerstand ... und was bleibt dabei auf der Strecke?
Wir reichen Schweizer machen es uns einfach: Wenn es uns auf unseren Bergen wegen der vielen ausländischen Touristen zu voll wird, steigen wir in den Flieger – und ab geht es in die Anden, nach Nepal ...
Ich denke, dass es jetzt auch mal genug ist mit dem Wachstumswahn auf Kosten von Natur und Menschen. Es genügt einfach nicht, in der Migros Bio oder (vorgeblich) Regionales zu kaufen, sondern wir sollten schon auch unser eigenes Handeln hinterfragen. Und das fängt eben auf der Rigi schon an.
Stellt sich die Frage: Wem gehören die Berge, die Landschaft eigentlich? Den Tourismusmanagern, den Reiseveranstaltern, den (int.) Hoteliers – oder vielleicht doch eher den Menschen, die dort leben und denen, deren Leben und Ferien nicht nur aus Events bestehen?
Wenn man liest, dass der Tourismuschef von Grindelwald (wie so viele andere auch) mehrmals jährlich in Ostasien seine «Heimat» verkauft, auf dass bloss kein/e Schweizer/in mehr auf der Kleinen Scheidegg Platz findet, dann wird einem nur noch übel.
Und dass die Schweizer Revue einen so einseitigen Kommentar (Auf den «Dreh» muss man erst mal kommen, Rousseau als Vater der Alpenvermarktung zu installieren.) abdruckt, finde ich schon sehr speziell.
Aber nur weiter so: Alles fremden Kapitalinteressen (so sind uns die Ausländer am liebsten) unterwerfen; die Berge stehen schon so lange, die halten das aus. Unsere Kinder und Enkel werden es uns auf ewig danken.
Wundert es da noch, wenn die Einheimischen ihre Bergferien lieber in Österreich oder im Südtirol verbringen?