Profond et léger à la fois
Traité avec légèreté malgré son sujet grave, essentiellement composé de dialogues, «L’enfant et la mort» est, en 1968, le troisième roman qui paraît sous le pseudonyme de Suzanne Deriex. La première fois que ce nom apparaît, c’est en 1961, sur la couverture du roman «Corinne», l’histoire d’une enseignante qui tombe amoureuse d’un élève. Le roman «San Domenico», en 1964, a quant à lui presque une allure de thriller: il relate l’histoire d’une jeune femme qui tombe sous le charme d’un espion italien. Derrière le pseudonyme de Deriex se cache en réalité Suzanne Piguet-Cuendet, née le 26 avril 1926 à Yverdon dans la famille d’un médecin, épouse d’un juriste et mère de trois fils. Aujourd’hui âgée de 98 ans, elle vit dans sa maison de Cully, au bord du lac Léman, et écrit toujours malgré sa profonde cécité.
«Pourquoi, pourquoi, c’est trop injuste, une si jeune femme», se lamentent tante Ida et cousine Odile. Michou avait un signe au front. Les gens ne le voient pas. Gérard dit que la guerre va empirer au Vietnam et que les jaunes envahiront l’Europe. Dieu reprend à lui ceux qu’il veut préserver du cataclysme final. Désormais le cheval noir peut sortir de la mer.»
Suzanne Deriex: «L’Enfant et la Mort». Plaisir de lire, 1988
«Arbre de vie»: histoire d’une famille et d’une époque
Jusqu’en 2019, date à laquelle paraît le quatrième tome intitulé «S’il plaît à Dieu», l’écrivaine a travaillé là à sa grande œuvre littéraire, une fresque romanesque historico-biographique comptant 1756 pages (le premier tome, «Un arbre de vie», est paru en 1995, le deuxième, «Exils», en 1997 et le troisième, «La Tourmente», en 2001). Au cœur de ce cycle mémorable se trouve une ancêtre de l’autrice, Elisabeth Antoinette, fille de la maison Gonzenbach de Hauptwil, en Thurgovie, où Hölderlin a autrefois été précepteur. Cette série de romans, qui reflète toute une époque de son histoire familiale, commence en 1763 à Hauptwil avec le décès de la mère d’Elisabeth. Celle-ci laisse derrière elle un mari et trois filles, dont Elisabeth, justement, surnommée «Elsette», qui fera la connaissance des grands esprits de l’époque, de Pestalozzi à Lavater en passant par Albrecht von Haller et Voltaire. En 1968 déjà, Suzanne Deriex avait raconté la vie de sa grand-mère en littérature dans «Les sept vies de Louise Croisier née Moraz».
Au service des rebelles et des égarés
À côté de ces romans qui entremêlent la petite et la grande histoire, l’écrivaine, personnellement très engagée, s’est régulièrement penchée sur des questions sociales. Par exemple dans «Pour dormir sans rêves» (1980), un plaidoyer vibrant pour une prise en charge plus adéquate des jeunes délinquants, qui tire son authenticité du fait qu’en 1968, le fils aîné de Suzanne Deriex avait été emprisonné parce qu’il appartenait aux «Blousons dorés», un groupe de jeunes rebelles. Dans «L’Homme n’est jamais seul» (1983) aussi, la poétesse profondément croyante, qui a étudié la théologie auprès de Karl Barth à Bâle après une expérience d’éveil spirituel, s’est tournée vers les égarés et les marginaux, les faisant sortir de leur isolement par la rencontre avec des personnes pleines de compréhension.
Bibliographie: «L’Enfant et la Mort » est disponible dans la collection «L’Aire bleue» aux Éditions de l’Aire à Vevey (2012).
Charles Linsmayer est spécialiste en littérature et journaliste à Zurich
Commentaires