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  • Reportage

Bâle-Ville, haut lieu de la solitude en Suisse

31.01.2025 – Stéphane Herzog

À Bâle-Ville, 47 % des logements sont occupés par une seule personne, contre 36 % au niveau national. Le quart de la population vit en solo. Les autorités ont lancé une stratégie d’information et de lutte contre la solitude, un mal tabou qui frappe à la fois les jeunes et les seniors. Reportage.

Plus haut, plus grand, plus rapide, plus beau? À la recherche desrecords suisses qui sortent de l’ordinaire. Aujourd’hui: Bâle, la ville qui détient le record des ménages solos

En ce matin d’automne, la lumière inonde l’appartement d’Esther Janine Zehntner, 82 ans. Les baies vitrées de ce quatre pièces situé au sixième étage d’un immeuble qui borde le quartier d’Iselin offrent une vue magnifique sur Bâle. «Je vis bien. J’ai toujours vécu seule, sans avoir forcément cherché à l’être», raconte cette ancienne institutrice, qui a passé près de dix ans de sa vie en Afrique pour le compte de l’Association mondiale des femmes chrétiennes (YWCA). «J’ai un cœur noir», raconte-t-elle en narrant son engagement en faveur du développement aux quatre coins de ce continent. Esther marche chaque jour pour rester en forme. Elle aime se balader le long du Rhin et traverser le zoo de Bâle. Elle compte autour d’elle un cercle d’amis, des personnes avec qui elle se rend volontiers au théâtre, au concert, au musée. Souffre-t-elle parfois de solitude, ce mal qui atteint une partie croissante des Suisses au gré du vieillissement de la population et des divorces? À Bâle, le quart de la population – soit 50’000 personnes – vit seul. 47% des logements sont occupés par une seule personne; 53% des appartements accueillant environ 150’000 habitants comptent donc deux personnes ou plus.

Esther Jeanine Zehntner dans son logement bâlois. Elle a toujours vécu seule. Et affirme aujourd’hui sans hésiter: «Je vis bien.» Photo Stéphane Herzog

Esther évoque une semaine passée avec des amies du YWCA. Toutes les participantes avaient montré des photos de leurs petits-enfants et arrière-petits-enfants. «Moi, je n’en ai pas. Est-ce que j’ai raté ma vie? En tout cas, s’il y a un moment où je peux me sentir seule, c’est celui-là», ajoute-t-elle. Tout en se réjouissant du bruit des trois enfants qui s’agitent au-dessus de son appartement. Au bas de son immeuble, un petit bar restaurant, le Huefyse, sert de lieu de rencontre aux solos du quartier. Des hommes et des femmes y sirotent leur bière, avant, parfois, de sortir sur la terrasse pour s’en griller une. À côté, au Ahornträft, un des habitués utilise une des tables de bistrot comme espace de travail. Esther partage parfois un repas avec lui. Engagée socialement, elle habite ici depuis six ans, après avoir passé l’essentiel de sa vie dans une maison du quartier d’Iselin, construite par son grand-père en 1902. Elle est restée en contact avec ses anciens voisins.

Un canton qui s’inquiète de l’isolement

À Bâle-Ville, le pourcentage des ménages solos est passé de 21% en 1960 à environ 45% en 1990. Il devrait dépasser 50% d’ici 2050. «On peut mesurer l’isolement social, mais il est difficile de quantifier la solitude», commente Lukas Ott, directeur du Département du développement cantonal et urbain de Bâle-Ville. Ce fonctionnaire a été chargé de la mise en œuvre d’un programme résultant d’un postulat déposé en 2023 au parlement bâlois par le député socialiste Pascal Pfister. Ce plan prévoit un financement de 150’000 francs pour des projets qui seront portés – dès 2025 – par des bénévoles ainsi qu’une stratégie pour lutter contre la solitude. «La ville doit générer de nouvelles possibilités d’être ensemble», dit-il, rappelant que ce canton-ville concentre beaucoup de seniors, d’hôpitaux et d’établissements médicauxsociaux.

En 2023, le Canton a écrit un courrier à toutes les personnes âgées vivant seules. La missive donnait deux numéros de téléphone: l’un pour obtenir des informations sur les services de soutien aux seniors et l’autre pour joindre «Mon oreille pour toi», une ligne d’écoute pour les personnes esseulées. La solitude ne concerne pas seulement les seniors. À Bâle-Ville, un tiers des ménages solos sont composés de personnes âgées de 20 à 40 ans. Dans un monde plus mobile, où la vie se déroule en partie en ligne, les jeunes évoluent dans un univers «où les liens sont plus nombreux, mais souvent plus fragiles», estime Lukas Ott. Qui rappelle que «c’est la qualité et la profondeur de la relation qui est primordiale». L’isolement social est un sujet tabou. «Chez les seniors, ce phénomène est connu. Mais dire qu’on se sent seul quand on est jeune, c’est quelque chose qui est moins bien compris», ajoute le directeur.

Puisque beaucoup vivent seuls, les rencontres à l’extérieur, dans l’espace public, sont importantes, comme ici au centre culturel animé de la Kaserne Basel. Photo Keystone

La solitude honteuse des baby-boomers

Au téléphone, nous retrouvons Gottfried*. Ce père de deux enfants adultes est séparé de sa femme depuis une dizaine d’années. Issu du monde de la culture, cet homme de soixante ans a dû se réinventer une activité professionnelle après la période du Covid-19, où nombre d’indépendants ont bu la tasse. Il décrit sa solitude sans détours, dans un monde où amis et connaissances ont souvent connu des divorces et où les conditions de vie des baby-boomers se sont compliquées au fil des ans, reléguant parfois à l’aide sociale des personnes dotées d’un haut niveau de formation. «À mon âge, on n’est pas volontiers single», dit-il. Gottfried décrit un monde où ses congénères souhaitent deux choses a priori contraires: ne pas être seul, tout en maintenant son indépendance et également des standards de vie élevés. «Chacun conserve son lieu de solitude. Les gens pensent que la vie va continuer pour tout le temps», juge cet amateur de bonne chère, qui estime par ailleurs que les relations entre hommes et femmes se sont tendues. «Je ne m’autorise plus à parler à une femme que je ne connais pas, ni même à vraiment la regarder», dit-il. Les lieux propices à la rencontre entre sexagénaires ne sont pas légion, Tinder remplaçant désormais une partie de ces espaces. «Je connais nombre de femmes que je croise sur cette plateforme, mais avec lesquelles je n’aborderai jamais – dans la vie réelle – cette question de la solitude, trop taboue», précise-t-il. En fin de compte, Gottfried juge que sa situation de vie hors couple s’est dégradée. «Vivre à deux permettait entre autres de partager et de discuter des problèmes», résumet-il, tout en rêvant au retour d’une relation amoureuse, à un moment où le corps fatigue et où les parents meurent.

Les femmes seules en premier

À Bâle, environ 75% des personnes au bénéfice d’une aide sociale vivent seules ou dans une institution, indique le Département pour l’économie, le social et l’environnement. On note une hausse du nombre des ménages individuels, même chez les plus jeunes. En outre, Bâle-Ville voit une partie des familles avec enfants quitter la ville pour trouver un univers plus apaisé. «Le Canton promeut des infrastructures et des offres adaptées à ce public», avance Melanie Imhof, porte-parole du Département présidentiel. 

La solitude ne touche pas que les seniors: à Bâle-Ville, un tiers des ménages solos est formé de personnes ayant entre 20 et 40 ans.

«Nombre de femmes dotées d’un haut niveau de formation décident de retarder le moment d’une vie à deux», détaille le professeur Luca Pattaroni, du Laboratoire de sociologie urbaine de l’Ecole polytechnique fédérale de Lausanne (EPFL). Le secteur immobilier répond à ce type de demande en créant des espace de «co-living»: des chambres pour une personne dans des immeubles dotés de services collectifs. «Quand la ville est construite avec des appartements isolés, sans espaces de rencontre, les contacts sont d’autant plus réduits», note Thomas Pfluger, directeur de «connect!», un programme national de lutte contre la solitude. «Il existe une recherche de collectif», pointe Luca Pattaroni, qui cite l’exemple des coopératives où la vie de l’immeuble est partagée, mais aussi des lieux de cohabitation comme les «clusters», ces appartements qui regroupent des studios équipés autour de pièces communes. «La solitude, qui peut mener à la dépression, est au cœur des inquiétudes concernant la santé mentale», estime le professeur de l’EPFL. Bâle est-elle la capitale de la solitude? «Les Bâlois et les Bâloises se définissent comme un peuple de tradition et de rencontre», répond Thomas Pfluger, qui évoque le succès du Fasnacht (le carnaval) et de la Herbstmesse (la Foire d’automne).

*Prénom connu de la rédaction

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