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  • Reportage

Le village où chaque bovin porte encore un nom

25.05.2020 – Mireille Guggenbühler

Nulle part en Suisse ne vivent autant de bovins qu’à Escholzmatt-Marbach. Vous prendrez un steak végane? Dans ce bastion de la production carnée, les paysans n’ont pas peur du marché croissant de la fausse viande.

La boucherie Zihlmann, située au cœur du village lucernois d’Escholzmatt, est vide. Comme elle n’a personne à servir, la vendeuse effectue des travaux de nettoyage derrière la vitrine bien garnie. Le choix de produits est immense: saucisses et viande séchée fabriqués sur place, émincés, rôtis, tranches et brochettes de toutes sortes. «90 % de nos produits carnés sont issus de la production suisse ou même régionale», indique le boucher Patrick Zihlmann qui, après l’arrivée du coronavirus en Suisse, a dû quelque peu se réorganiser. Il propose désormais un service de livraison à domicile pour les habitants de la commune qui ne peuvent plus venir faire leurs courses au village à cause du virus.

La boucher a l’habitude d’être flexible. Qu’il s’agisse de saucisses particulières ou d’autres spécialités, son échoppe comble presque tous les vœux. Cela est possible, car Patrick Zihlmann et son collègue, le boucher du village voisin de Marbach, possèdent leur propre petit abattoir. Ils connaissent aussi personnellement tous les marchands de bestiaux. «Notre flexibilité est notre avantage par rapport aux grandes entreprises», explique Patrick Zihlmann.

C’est plutôt atypique, car à l’échelle suisse, le nombre de boucheries est en recul. La branche de la viande a de la peine à trouver sa relève. Devenir boucher-charcutier ne fait plus beaucoup rêver les jeunes.

Plus de bovins que nulle part ailleurs

Le fait qu’Escholzmatt et Marbach comptent tout de même deux boucheries et un petit abattoir prospères n’est toutefois pas dû au hasard: la commune d’Escholzmatt-Marbach, qui s’étend sur près de 100 km2 au cœur de la réserve naturelle «UNESCO Biosphère Entlebuch», possède le plus grand cheptel bovin de Suisse. 7821 ruminants vivent ici, répartis dans les nombreuses fermes des deux villages qui comptent 4450 habitants au total.

Un tiers de ces derniers vit de l’agriculture, et notamment la famille Duss, qui exploite une ferme nichée entre deux collines proéminentes à l’orée du village d’Escholzmatt. Les vaches et les bœufs pâturent sans problème sur les pentes raides. L’agriculture, en revanche, n’est guère possible ici. Franziska Duss se tient devant l’étable située derrière la maison. Une des vaches tend la tête avec curiosité par-dessus la clôture. Les animaux, ici, ne sont pas encore des numéros, car chacun porte un nom: «Voici Adèle, notre plus vieille vache», dit la paysanne. Son cheptel compte 44 vaches, bœufs et veaux de la race Brown Swiss.

Franziska Duss est agronome, travaille comme conseillère agricole et enseignante et, à côté de cela, gère l’exploitation que lui a léguée son père. «Je suis une représentante agricole typique de cette région. Pour la plupart des gens, ici, l’agriculture est une activité accessoire», dit-elle.

Sa famille tire ses revenus non seulement de la production de viande, mais aussi de lait et de fraises. Dans deux tunnels en plastique géants, on aperçoit des rangs de fraises qui s’étirent à l’infini. «Je veux tirer le maximum de mon exploitation, il est donc important que je ne mise pas sur une seule branche de production», explique Franziska Duss. Elle estime que toutes les exploitations agricoles devraient être aussi diversifiées que possible. Du reste, selon un rapport de recherche de la Confédération, les fermes ne possédant qu’une seule branche de production sont rares en Suisse.

De la viande d’origine non animale

Cette diversification a-t-elle également de l’importance parce qu’une branche de production, à savoir celle de la viande, pourrait perdre du terrain? C’est du moins ce que pronostiquent les auteurs du cabinet international de conseil aux entreprises A.T. Kearney dans leur étude «How will Cultured Meat and Meat Alternatives disrupt the Agricultural and Food Industry?» (Comment la viande synthétique et les succédanés de viande bouleverseront-ils l’industrie agricole et alimentaire?). D’après eux, seuls 40 % des produits carnés consommés seront encore d’origine animale dès 2040. S’ils partent du principe que le marché de la viande continuera à croître globalement dans le monde entier, ils pensent qu’à l’avenir, de nouveaux substituts de viande, issus de matières végétales par exemple, supplanteront de plus en plus la viande animale.

L’agricultrice Franziska Duss et les deux agriculteurs bio Beat Koch et Beat Krummenacher, qui viennent justement d’arriver à la ferme de la première, ne craignent cependant pas que le marché croissant des ersatz de viande fasse de l’ombre à la production de viande véritable. «Il est vrai que de nombreux consommateurs mangent moins de viande aujourd’hui qu’il y a quelques années encore. Mais pour celle qu’ils mangent encore, ils misent sur la qualité», souligne Franziska Duss. Les agriculteurs considèrent que la concurrente n° 1 n’est pas la fausse viande, mais la viande produite à bon marché à l’étranger: «Bon nombre de personnes sont prêtes à payer davantage pour de la viande issue de la production régionale ou biologique. Mais toutes ne peuvent pas se le permettre. C’est pourquoi la viande importée, nettement moins chère, représente pour nous la concurrence la plus forte», relève Beat Krummenacher.

14 % de végétariens et de véganes

La consommation de viande est relativement stable en Suisse. D’après Proviande, l’interprofession suisse de la filière viande, elle s’élève à 51 kilos par personne et par an. Daniel Heine, professeur à la Haute école des sciences agronomiques, forestières et alimentaires de la Haute école spécialisée bernoise, ne croit pas que les produits carnés synthétiques soient en mesure de supplanter la vraie viande: «La croissance du segment de la fausse viande est énorme, j’en conviens, mais comparé au chiffre d’affaires de l’industrie de la viande, son volume reste très petit».

Certes, environ 14 % des Suisses ne mangent pas de viande, et cette proportion a fortement augmenté ces dernières années, comme le montre un sondage de l’organisation Swissveg. Cependant, d’après Daniel Heine, le groupe de consommateurs mangeant rarement de la viande, mais le faisant de manière responsable, au terme de réflexions éthiques et écologiques, connaîtra une progression bien plus forte.

L’importance de l’alimentation

Dans la ferme Duss, les agriculteurs sont à présent tous assis autour d’une longue table. La famille Duss propose du thé, du café, et du gâteau maison. «De manière générale, l’alimentation a gagné en importance», relève Franziska Duss. On le voit chez les consommateurs: pour beaucoup d’entre eux, un critère d’achat important est, l’origine suisse des produits alimentaires, souligne Daniel Heine. Comme celle des produits issus des boucheries des villages d’Escholzmatt et de Marbach, par exemple.

C’est précisément ce côté suisse qui manque souvent aux succédanés de viande. En général, les matières premières végétales ne proviennent pas de Suisse. En principe, il serait possible de produire de la fausse viande végétale riche en protéines en Suisse, et de cultiver les matières premières nécessaires pour ce faire, souligne le professeur. Mais on est loin du compte: actuellement, le pays couvre moins de 1 % de ses besoins estimés en tourteau de soja, qui s’élèvent à 300 000 tonnes par année, indique l’institut de recherche Agroscope.

Les paysans d’Escholzmatt n’envisagent néanmoins aucunement de planter du soja ou d’autres végétaux riches en protéines. «Je suis absolument persuadée qu’on aura toujours besoin de viande», affirme Franziska Duss. Et son collègue Beat Koch ajoute: «Nous autres, les producteurs de viande, avons un avenir si nous faisons attention au bien-être animal et prenons nos responsabilités sociales.»

Puis les agriculteurs se lèvent: le soir ne va pas tarder à tomber, et il est temps d’aller rejoindre les bêtes.

Commentaires

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Commentaires :

  • user
    Mary Ellen Chatwin Hofmann, Georgia (country) 28.06.2020 à 07:25
    From the outside, it seems creepy that cows have names and are then slaughtered...do families say "goodbye Daisy" etc the night before they see her no more? It is hard to see how the "familiarization" of animals--traditionally done by naming them (esp dogs and cats)--is dealt with for children in these families. How do younger children learn to distance themselves from this? As a social anthropologist I am interested in how abstraction sets in, when normally 'naming' gives closeness to other beings that live in our family 'world', including farms. How does death then have another meaning perhaps? Thank you for any reflections.
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